Décidée à s’offrir un peu de bon temps, Polly Jean Harvey jette un regard tendre sur son passé et confie à John Parish le soin de lui jalonner son voyage à rebours. Libre à elle de se la jouer fille de l’air et de renouer avec sa guitare et ses vieux fantômes. Attention, vénéneux.


Il nous en a fallu du temps pour digérer la beauté crépusculaire de White Chalk, huitième et ténébreux album de la brunette égérie qui la voyait se livrer à une violente introspection, accompagnée d’un piano malingre et de sa voix acrobatique. Compte tenu de sa rapidité dans le montage de projets musicaux, il faut croire qu’elle a moins souffert que nous à trouver un nouveau souffle pour livrer ce neuvième projet, deuxième en association avec son ombre John Parish, moins de deux ans plus tard.

Premier constat qui frappe d’emblée, A Woman… est un brillant résumé de la carrière de la chanteuse tant il fait le lien entre toutes les « époques » qu’elle a marquées de son fer rouge. Tantôt électrique six-cordes en bandoulière, tantôt électrisante sur de purs moments de légèreté goudronneuse, PJ Harvey se livre essentiellement à son loisir préféré, celui de chanteuse. Non pas qu’elle ait entièrement cédé sa plume à Parish — elle cosigne tous les titres à l’exception de la partie instrumentale “The Crow…” –, mais après avoir jeté ses idées sur papier, à charge pour son Mazarin de plancher et de reconstituer le fruit de son bouillonnement d’idées façon puzzle.

Entrée bruyante avec “Black Hearted Love”, évoquant le gros son de Stories From The City, Stories From The Sea, tout comme plus loin “The Chair” et ses rythmes concassés. Le titre le plus physique de cet album, l’épatant “Sixteen, Fifteen, Fourteen” s’inscrit en droite ligne de l’inaltérable Uh Huh Her et met le feu au studio. Et c’est logiquement sur des cendres encore fumantes que pousse la fragile “Leaving California”, en parfait écho à White Chalk. Surgit alors “April”, son orgue perdu, sa batterie anesthésiée et son chant baveux, rappelant sans avoir à en rougir la grande période de To Bring You My Love. Le diptyque “A Woman A Man Walked By/The Crow Knows…”, rappel de la période trouble de Is This Desire, culmine dans ses deux mouvements : le premier, brutal et sanglant, convoque l’urgence mortifère des débuts de l’Anglaise et la voit éructer, torturant sa guitare à peine branchée, pour finir par se fondre dans un deuxième mouvement beaucoup plus morcelé et psyché, conduit par un piano semblant s’échapper d’une scène de crime, et rattrapé par la lointaine voix de la chanteuse ânonnée avec un sadisme glacial.

Retour à l’élégance du premier effort du duo, Dance Hall At Louse Point, sur “The Soldier” qui couche la victime d’un violent conflit à peine étouffé sur un lit de ukulélé, melodica et piano. Le réveil n’en est que plus brutal lorsque surgissent les déflagrations de l’énorme “Pig Will Not”, quand la brune répète douloureusement « I will not » derrière des guitares tranchantes et une batterie martiale piquées à Rid Of Me, avant que de s’écrouler toujours devant ce piano chétif, qui semble son seul véritable ami. Place à l’élégiaque “Passionless, Pointless”, superbe ballade sur laquelle PJ Harvey endosse son costume de diva des planches, avec sa voix la plus caressante, glissant délicatement vers l’ultime torpeur de “Cracks in the Canvas”, subtil poème telle une berceuse pour une agonie en solitaire, quand on a la conscience totale que tout s’arrête, surpassant sa peur pour se laisser emporter par la mort et la rendre la plus douce possible, puisqu’elle est de toute façon inévitable.

On reste admiratif devant autant de longévité dans la complicité, et l’on comprend que les presque 20 ans de carrière de cette rockeuse invétérée, une carrière intransigeante et toujours sur le fil, ne sont pas un hasard. PJ Harvey asseoit avec cet album en guise de bilan (calculé ? rien de moins sûr) sa place de maîtresse de cérémonie, reine des reines dans un monde dominé par la testostérone. Et réussit encore une fois à se réinventer en puisant ad libitum dans une œuvre protéiforme et impeccable, tout en s’appuyant sur ses atouts maîtres que sont John Parish et Flood (au mixage), deux des piliers de cet univers si personnel et toujours aussi passionnant. Une vraie reine doit savoir vouer une confiance aveugle à ses conseillers les plus sûrs et les plus fidèles. Ses sujets, dont nous sommes assurément, ne lui seront que plus dévoués.

– Le site de PJ Harvey

– Le site de John Parish