Avec ce nouveau quartet, Tony Malaby livre un album sensible et varié, idéal pour découvrir en douceur le son et l’univers de ce grand saxophoniste ténor.


Loin d’être le musicien d’un seul album décliné à l’envi, le saxophoniste new-yorkais Tony Malaby (né en 1964 à Tucson, Arizona) aspire au contraire à diversifier les esthétiques musicales comme les formations. À un Tony Malaby Cello Trio électro-acoustique débridé et avant-gardiste (Warblepeck, 2008), fait ainsi suite ce nouveau quartet que l’on qualifiera volontiers de serein et lyrique, Paloma Recio évoluant dans un registre de volutes mélodiques et harmoniques épanoui, en proie tout de même à quelques perturbations et digressions qui rendent cette musique, finalement, bien plus imprévisible qu’elle ne pourrait le sembler de prime abord. Comme cela est explicité par le producteur (et contrebassiste) Mark Helias, dans les notes très instructives du livret, le souffle lyrique et extatique prévalent ici sur l’élaboration de rythmiques syncopées, telles qu’elles furent par exemple développées sur le chef-d’oeuvre de Tony Malaby, Tamarindo, sorti fin 2007 — disque sur lequel était déjà présent le batteur Nasheet Waits, mais dans un tout autre registre de toucher percussif, là où sur Paloma Recio sont privilégiés l’effleurage et la ductilité. Alors que l’on attribue volontiers à l’univers du saxophoniste les caractéristiques de force et d’énergie, encore que ces deux critères ne soient pas absents ici, les notions de profondeur et de poésie trouvent avec ce nouvel album à s’ancrer dans un terreau expressif qui, pour séduisant qu’il puisse paraître, n’en demeure pas moins dense et épineux.

Cette mise en avant d’un chant tourné vers la retenue, plutôt que l’explosivité, ce souhait manifeste de laisser beaucoup d’espace à un jeu fluide et souple, plutôt qu’aux tensions irrésolues, est lisible à travers le choix du leader de privilégier des phrases déliées et éthérées. Des phrases au cheminement patient et presque intériorisé, à la sonorité parfois proche de pleurs, comme on l’observe sur “Alechinsky”, longue composition où Malaby laisse son souffle dériver vers une forme de plainte feutrée qui fait mine, lors des dernières minutes, de s’envenimer, alors que Nasheet Waits enroule le bout de ses baguettes sans que son élan ne se brise entièrement sur quelque peau ou cymbale à portée de mains. Le saxophoniste ténor a trouvé également en Ben Monder et Eivind Opsvik deux musiciens idoines : les notes déposées au creux des silences par la guitare aérienne et songeuse du premier épousent ou se réverbèrent dans celles, délicatement suspendues au fil des compositions, de la contrebasse coloriste du second.
Cette complicité confine par moments à une empathie musicale éloquente (“Musica Callada”, pièce sur laquelle les différents timbres instrumentaux tendent à se fondre en Un), atteste d’une écoute naturelle et attentive de chacun envers l’autre, portée par une volonté commune de conduire la mélodie à son terme, à l’instar de la flèche qui n’aspire à rien d’autre que d’atteindre le coeur de sa cible. Mais elle autorise, aussi, quelques décalages et accidents de parcours, mettant le jeu collectif à l’épreuve d’un vertige, d’un doute, d’ombres qui font sortir la musique de ce cercle par trop vertueux qui menaçait de la faire tourner en rond, de ce rêve d’harmonie formelle poursuivi comme une chimère. Les trois morceaux placés au milieu de l’album — “Hidden”, “Boludos” et “Puppets” — s’apparentent en la matière à de savoureux précis de musique improvisée sur le fil, formes ouvertes à un destin non tracé qui voient Malaby converser avec chacun en aparté, dialogue à demi-note dont l’élégante précarité met ainsi à mal le désir de beauté sans faille que le ténor semblait par ailleurs vouloir caresser.

Si l’exposé des thèmes, pour certains aux couleurs ibériques, dénote d’un évident travail d’écriture concerté et de mise en place réfléchie, l’improvisation et l’incertitude ont toujours droit de cité sur Paloma Recio. Ce mouvement de l’un vers l’autre (entre composition/improvisation) s’opère en une succession de tours et détours, de passages du flou au net (au sens photographique du terme les instruments focalisent ou non l’attention), de travaux sur le plan (d’écoutes et d’ententes), sur ses reliefs (mélodiques) et son échelle (harmonique). Un somptueux art du dévoilement se fait ainsi jour, tel que sollicité par un musicien essentiel qui trouve avec Paloma Recio l’occasion de faire le point.

– Le site de Tony Malaby

– Le site de Orkhêstra

– Tony Malaby’s PALOMA RECIO: « Obambo » (dans une version plus incandescente et allongée que sur l’album)