Ne pas s’arrêter à l’étiquette facile « disque avec Ondes Martenot ». Derrière cette appellation de musée se cache un disque tout simplement bouleversant, livré par une artiste en pleine possession de ses états d’âme.


Sans revenir sur l’invention de cet étrange instrument par Maurice Martenot en 1918, il est clair que les Ondes Martenot ont marqué la musique du XXème siècle. Des oeuvres de Honegger ou Messiaen — dont on recommandera la Turangalîla Symphonie, une pièce monumentale, âpre et prestigieuse, dans sa version donnée par Myung-Whun Chung avec l’Orchestre de l’Opéra Bastille en 1991, version considérée comme référente par son auteur — aux albums les plus radicaux de Radiohead ou les mélopées épidermiques de Yann Tiersen en passant par les chansons à tiroir de Bobby Lapointe, cet étrange clavier accompagné de sa bague a traversé tous les genres musicaux, tantôt tapi au fond d’arrangements échevelés, tantôt au premier rang pour élaborer un univers unique, mais toujours en s’adaptant idéalement. L’incroyable étendue de son spectre sonore permet tous les écarts, toutes les expérimentations, toutes les émotions — Jeanne Loriod, l’une des plus grandes ondistes historiques récemment disparue, amie de Martenot, disait de son instrument qu’il était le seul à imiter parfaitement la voix humaine, lui permettant même d’atteindre des notes qu’aucune voix n’atteindrait jamais. On comprend vite pourquoi tout ce qui compte de musiciens ambitieux ou de savants fous se sont penchés sur le cas, même si peu se sont frottés à sa manipulation tant elle est complexe. On ne compte d’ailleurs aujourd’hui qu’une petite dizaine d’ondistes à travers le monde, et Christine Ott en est une des plus grandes. Et sa volonté d’offrir à son instrument de prédilection un album entier vient d’un amour passionnel plus que d’une volonté strictement pédagogique.

Christine Ott, avant d’être une ondiste émérite, est une musicienne accomplie et brillante, doublée aujourd’hui d’une compositrice aguerrie dans les formats courts. Solitude Nomade est bien loin d’un album démonstratif, vague patchwork multicolore aussi brouillon que diffus. Il s’agit au contraire d’un disque abouti, beau et sombre, émouvant et profond, le disque d’une musicienne avant d’être celui d’une ondiste. Il faut pour s’en convaincre écouter attentivement “L’Autre Rive”, seule pièce du disque ne comprenant pas d’Ondes Martenot : Christine Ott y interprète l’une de ses compositions sur deux pianos, courbée sur le clavier, criante de mélancolie, où la main gauche cherche sans cesse à fuir devant la tristesse de la main droite, en une superbe course en avant. Et ce n’est qu’à l’aune de cette vignette que l’on peut apprécier pleinement la musicalité du reste de l’album, quand un instrument atypique est la vedette d’un spectacle en ayant la décence de s’effacer devant ses compagnons. L’intelligence de Christine Ott est précisément d’avoir composé un album qui n’a rien d’un prétexte et qu’elle se contente d’interpréter aux Ondes Martenot.

Chaque titre est une pièce unique, avec sa couleur, son ambiance et son imagerie, et qui voit l’instrument nonagénaire se fondre dans la partition au même titre que ses camarades de jeu, n’attirant jamais les projecteurs sur lui, les fuyant presque, parfois. Chaque arrangement vole et furète, poussant l’aventure toujours plus loin. Le violon de Yann Tiersen et la guitare de Marc Sens sont du rendez-vous, parmi d’autres invités qui ne se contentent pas de figuration. Régulièrement, un violoncelle écorché tente de s’immiscer ou impose son chant majestueux à des moments par trop brumeux, grâce aux sublimes interventions d’Anne-Gaëlle Bisquay. Ou bien un vibraphone — Olivier Maurel — se livre à une délicieuse parade nuptiale avec les Ondes, ne touchant jamais terre, l’un et l’autre se fondant parfois sur le bien nommé “Tropismes”… Moment clé, le titre éponyme, après avoir démarré à pas feutrés une grande et courageuse promenade dans le clair obscur de l’esprit de Christine Ott, s’enfonce progressivement dans la douleur, la gravité et même une certaine sensualité sur quelques accents d’un tango dansé dans le ventre d’un navire chaviré aux portes du Maghreb — subtil mariage de l’oud d’Ophir Levy et de l’accordéon de Piotr Odrekhivskyy. Enfin, le finale du disque se perdrait presque en d’étourdissantes “Déchirures” portées par une batterie malmenée par Eric Groleau, si “Lullaby” ne lui offrait pas de se poser sur les ailes d’un papillon avec cette infinie arabesque de claviers, tous flattés par la maîtresse des lieux.

En dix titres, Christine Ott a joué (au propre comme au figuré) de son formidable instrument, profitant au mieux de sa musicalité extrême tout en réussissant la prouesse de le faire oublier par l’auditeur, au profit d’une musique d’une immense sensibilité et totalement osmotique. On pensait faire une expérience sonore, on finit bouleversé par une artiste modeste et juste exceptionnelle.

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– En écoute, “Pensées Sauvages”, délicate entrée en matière :