Hier oiseau de nuit, aujourd’hui condor, Natasha Khan capte enfin la chaleur en déployant ses ailes en direction du soleil. Un second album ambitieux qui éclipse nos incertitudes du premier.


Au sujet de la vénus Natasha Khan alias Bat For Lashes, nous battions le chaud et le froid. Fur and Gold (2006), premier disque de psyché pop brumeuse au succès critique exagéré, était — il faut l’admettre — sauvé par deux ou trois fulgurances mélodiques. Peut-être étions-nous alors trop occupés à nous défaire des épaisses toiles tissées par l’ensorcelante Marissa Nadler et la harpiste géniale Joanna Newsom pour mesurer le talent de Bat For Lashes ? Ou peut-être est-ce la méfiance qu’elle suscite, très vite récupérée par les revues tendances, trop vite même ? Cette grande brune à frange cachant à moitié ses yeux ronds malicieux, et qui entretient la même garde-robe hippie chic que MGMT, ne manque pourtant pas de baggages avec ses diplômes de musique et art visuel (en coulisse, elle serait aussi issue d’une famille pakistanaise joueuse de squash, ce qui on le conçoit fait nettement moins glamour sur le CV…).

Mais, en faisant abstraction de l’apparence encombrante sur papier glacé, admettons : quelqu’un qui parvient à embarquer sur sa tournée la guitare démesurée du cowboy Josh Pearson (Lift to Experience) ou encore se paye le luxe d’un duo avec le ténébreux ermite Scott Walker sur un titre de son nouvel album (“The Big Sleep”), quand il ne s’agit pas d’un Bowie qui ne tarit pas d’éloge sur sa personne, celle-ci ne peut être forcément dénuée de talent. Si ces oiseaux rares lui ont succombé, le cas Bat For Lashes méritait alors d’être étudié de plus près.

Il aura fallu une double éclipse, Two Suns, second album pétri d’ambition, pour nous propulser à des années lumières du souvenir que nous gardions d’une prestation approximative au festival des Inrocks en 2006 (malgré une présence forte, la Pocahontas cosmique peinait sur scène à transcender son « karma », entourée d’un backing band aux allures de colonie de vacance inexpérimentée). Balayé aujourd’hui l’amateurisme : Two Suns s’avère éminemment fouillé et réfléchi. Une oeuvre jusqu’au-boutiste, qui réconcilie exigence de l’harmonie aux fuites en avant expérimentales.

Passons les tenants métaphysico-existentialistes censés conduire le concept de ce disque, Two Suns est un imposant autel pop, dont l’unique fin est de célébrer l’intensité émotionnelle du chant. Pour le concevoir, Miss Khan aurait attrapé manifestement le syndrôme de Jeanne la pucelle : elle entend des voix, les invoque, dialogue avec, s’aventure au-delà (dès “Glass” où la belle perce les trois octaves), les poursuit à travers de sinueuses frises mélodiques dont elle court le risque de s’enfoncer éperdument. De “Good Love” fait de choeurs purs, la tempête émotionnelle déchainée sur “Siren Song”, ou encore “Moon and Moon”, au lyrisme velouté et solitaire, il est en ce sens difficile de ne pas avoir en tête les grandes heures de Kate Bush. Autres orientations qui prennent la lumière, le gospel “Peace Of Mind” et “Pearl’s Dream”, sculpté autour de pulsations électroniques tribales, démontrent une forte aptitude à briser le moule pop, comme jadis pouvait le faire avec autant d’aisance Björk.

Même si la forte dualité chant/piano dominant Two Suns la rapproche des icônes du genre cités plus haut, Natasha Khan parvient à se détacher du poids de ses aînées par d’habiles tours de passe-passe : son va-tout mystique, un brin même ésotérique, se conjugue avec des arrangements électroniques sophistiqués et l’adjonction new age/africanisante de la moitié des sensations brooklynoises de Yeasayer sur plusieurs compositions. Le premier single, “Daniel”, seule réelle concession FM concédée à la maison de disque, celui où l’on reconnait d’ailleurs l’empreinte tribale/synthétique de Yeasayer, est un habile détournement de mélodies capiteuses (captieuses ?) mixé dans un laboratoire batcave psychédélique. Le tout est magnifiquement illustré d’une pochette symboliquement zen confectionnée par la belle, dont le seul tort est de nous rappeler la jungle kitsh du zélé Julien Doré…. Mais cette fois, on ne pourra pas remettre en question l’intégrité artistique de Natasha Khan.

– Site officiel