Loin du monde et du brouhaha, le chanteur de Denton a patiemment manufacturé un album stratifié, complexe et ambitieux. Quand le songwriting signifie encore quelque chose.


On ne le répètera jamais assez, on ne déteste rien plus que l’anonymat injuste (et relatif) dans lequel croupissent certains des artistes les plus fins et talentueux de leur époque. Pour Robert Gomez, à l’époque de son deuxième effort — le brillant Brand New Towns, robuste disque qui supporte bien la patine du temps malgré une concurrence pressante — nous aurions arboré cocarde et fourche pour défendre ce modeste artisan et sa pop-folk par trop calibrée mais tellement juste et touchante. Aujourd’hui, on opterait plutôt pour une résistance sourde, un combat sous-terrain, un travail de sape plus qu’une rébellion bruyante et sanglante. D’abord parce que, contre toute attente, prendre des baffes ne nous a jamais amusés. Ensuite parce que l’on a appris depuis qu’il est bien plus efficace de déminer le terrain et d’ouvrir modestement la voie à l’artiste qui nous avait tant séduits malgré ses maladresses. Quitte à aller le chercher chez lui, l’extraire de son petit label, lui commander son CD, et le chroniquer ici, en France, un endroit où il risque désormais de connaître un écho irrémédiablement silencieux.
Car Robert Gomez a la très mauvaise idée de travailler ses compositions, de chercher, de tâtonner, de tester des pistes quitte à se fourvoyer. Et s’obstine à oeuvrer dans cette veine pop tellement oubliée depuis la mort d’Elliott Smith, comme si l’écriture de pop songs parfaites était l’apanage de chanteurs suicidés ou over-dosés. Inutile de dire que ces orfèvres de la mélodie, ces infortunés tailleurs de diamant ou ces chercheurs d’or crasseux nous touchent bien plus que ces gueules d’amour nées (ou fabriquées) avec une cuillère (un micro ?) d’argent au bec. Mais c’est un fait, ces bons soldats de la chanson (Ron Sexsmith en sait quelque chose) ne vendent pas, et se voient virés des labels les plus farouchement « indépendants » : Robert Gomez ne fut-il pas remercié par Bella Union ? D’où l’inextricable jungle de liens qu’il fallut parcourir pour arriver à ce que Pine Sticks And Phosphorus arrive enfin dans notre boîte aux lettres, dix jours après l’avoir commandé, en croisant les doigts que le site qui a enregistré nos coordonnées bancaires pour l’occasion ne fût pas celui d’un gang de malfrats échappés d’une branche dissidente de la mafia russe.

Le résultat est-il à la hauteur des attentes ? A vrai dire, la réponse ne se pose pas réellement en ces termes. D’abord, Pine Sticks… est nettement moins accessible que son prédécesseur sur les premières écoutes. Pas de titre aussi incisif que “Closer Still”, pas de mélodie translucide, et surtout l’impression que Robert Gomez s’est concentré essentiellement sur l’architecture des chansons. En posant d’abord une solide base rythmique qui lui permettra d’ourler ses pluies d’arpèges de guitares. Ensuite parce que les arrangements y sont nettement plus recherchés que sur son précédent effort, comme si son passé de baroudeur de la musique ressurgissait brutalement, avec la pléthore d’instruments utilisés, colorant l’ensemble d’un camaïeu plutôt grave. Enfin parce que la pop est ici soumise aux caprices d’une humeur que l’on devine ombrageuse, comme le laisse à penser l’instrumental “At Nemili Bats”.
Le songwriter semble avoir frotté ses velléités mélodiques à l’écorce rugueuse de son expérience. Accoler de grands lés noirs sur des chansons par ailleurs déjà chétives, comme ces grands coups de guitares sur “Behind a Green Rosette”, ou alors la cavalcade haletante qui sous-tend “Hunting Song”. Plus loin, c’est la lourde cadence d’une marche funèbre qui imposera à “October Third Post”, deuxième instrumental, ce manteau de givre, lui conférant malgré tout une élégance certaine par la grâce de cordes qui évoluent telles des bulles de savon dans cette nature morte. Comme pour mieux préparer au grand morceau qu’est “A Paper Figurine”, avec sa rythmique martiale qui peine à capter la six-cordes partie cueillir quelques bourgeons. Et le musicien de jongler en permanence entre assise rythmique, effacement de la mélodie et arrangements labyrinthiques, pour un rendu plus complexe et passionnant qu’il n’y paraît de prime abord, peuve d’une véritable quête de sens et de sons.

Robert Gomez n’est plus simple chanteur souriant aux filles du premier rang. Il se découvre (enfin) architecte de son oeuvre — et donc de sa carrière. Il a franchi une étape certaine ici, délaissant derrière lui l’image de gentil débutant de première partie, tissant progressivement un univers de plus en plus personnel et marqué. Encore quelques maladresses et de rares tendances aux longueurs à gommer, et le prochain album risque fort d’être le bon. Et celui-là, nous irons le chercher n’importe où.

– Son site officiel

– Le site du label Nova Plastic Vinyl

– En écoute, “Hunting Song” :