Suite de notre panorama contemporain et non exhaustif de quelques brillants élèves et maîtres à jouer de la guitare acoustique.
Six nouveaux musiciens font l’objet de ce second volet, dont cinq américains qui comptent parmi les incontournables du genre et un jeune espagnol des plus prometteurs. Tous entretiennent un rapport virtuose à leur instrument mais préfèrent, plutôt que de se livrer à de vaines démonstrations performatives, l’utiliser à l’instar d’une longue vue pour scruter la noirceur envahissante et les splendeurs cachées du monde dans lequel ils vivent. L’exploration musicale passe ici autant par une remise à plat des fondamentaux du fingerpicking que par une aptitude singulière à flirter avec la part d’ombre que véhicule cette folk instrumentale depuis ses origines. Au final, briser les co(r)des est le meilleur moyen d’accéder à la lumière, fut-elle celle de l’esprit.
Jack Rose – Dr Ragtime & His Pals (Beautiful Happiness Records – 2008)
Un double album de guitare instrumental pourrait révulser nombre de ceux qui pensent que ce genre est uniquement réservé aux pratiquants, ce qui est strictement faux dans le cas présent. Il ne s’agit pas ici de purisme mais d’épure. Jack Rose a toujours été un musicien qui n’a cessé d’aller de l’avant, que ce soit au sein de Pelt, son quatuor psyché « dronisant », ou lors de ses escapades
en solo entamées depuis 2002. Davantage érudit que virtuose, son jeu très personnel est seulement dicté par
l’émotion et l’introspection, s’inscrivant dans la digne descendance des guitaristes primitifs que sont Robbie Basho, Leon Kottke et John Fahey, trio pilier du label Takoma. Sa compréhension des musiques traditionnelles, que ce soit le bluegrass, le raga indien,
le ragtime, se transcrit avec un modernisme toujours sidérant, en phase avec notre époque. Sous
l’impulsion de son doigté déambulatoire et arachnéen, l’intensité brute peut atteindre une forme de mantra
incantatoire des plus fascinantes. Dr Ragtime & Pals délaisse le parti des expéditions occultes qui avaient atteint leur apogée sur Raag Manifestos (2004) pour des couleurs plus country/blues. Dans l’ensemble, le ton est plus léger que ses prédécesseurs, certainement grâce à la complicité qui naît des duos : les “Pals” (trad : potes) en question sont Mike Gangloff (Pelt) au banjo et Sean Bowles (Spiral Joy Band) à la washboard — tous deux accompagnant Rose sur quatre titres –, ainsi que Glenn Jones (Cul de Sac), Micah Smaldone à la guitare, et enfin le mystérieux Harmonica Dan à… l’harmonica. Sept compositions originales et cinq réadaptations de vieux morceaux traditionnels — dont deux empruntés à Sam McGee et un autre à Sylvester Weaver, pionniers de la country — forgent l’ensemble de ces douze titres qui nous plantent au milieu des champs de coton de la fin du XIXe siècle.
Plus court et abordable, le second album éponyme se veut davantage une suite progressive aux errances lysergiques et ermites de son quatrième opus, Kensington Blues (2005). Ce dernier est la réédition d’un disque enregistré en 2006 dans le cadre des passionnantes sessions organisées par le très sélectif Archive Records. Rose signe là quelques-unes de ses plus belles compositions, notamment des version dépouillées de “Revolt” et “Miss May’s Place”, que l’on retrouve réarrangées sur Dr Ragtime & Pals. Au croisement de Kensington Blues et Dr Ragtime & Pals, le virage country/blues commence là. Si la douze-cordes était régulièrement sollicitée précédemment, Rose opte désormais pour la lapsteel qui lui offre une dialectique sonore plus ample. Le pavé du lot, “Spirit in the House”, du haut de ses douze minutes, se lance dans une fission ascendante entre ragtime et raga : les harmonies pincées suivent des courbes tour à tour syncopées, pantagruéliques, agressives, pour se clore en une transe apothéose. C’est désormais de notoriété publique, l’esprit malin est en lui. PR
– La page Myspace de Jack Rose
– Lire également notre entretien avec Jack Rose (juin 2006)
– En écoute : « Revolt »
Six Organs Of Admittance – RTZ (Drag City – 2009)
Aussi empreinte de spiritualité et de traditions que celle de Jack Rose, la musique du guitariste Ben Chasny trouve à se développer au sein de plusieurs projets menés conjointement, tous aussi stimulants les uns que les autres : Comets On Fire, Badgerlore, August Born et Six Organs of Admittance, sa formation séminale longtemps restée culte pour cause d’albums introuvables (avant qu’ils ne soient tous signés chez Drag City). RTZ (pour Return To Zero) propose justement à l’auditeur une compilation de morceaux rares issus d’enregistrements liminaires sur support 4 pistes, des titres sortis en catimini sur les labels Time-Lag et Three Lobed ou extraits d’un split CD auquel ont participé Vibracathedral Orchestra et Magic Carpithans. Si ce double album composé de cinq morceaux étalés sur deux heures pleines (proposé également sous le format de trois vinyles) s’avère moins folk et épuré que, par exemple, For Octavio Paz (2003), il réserve néanmoins quelques plages acoustiques de grande qualité immiscées au sein d’un continuum sonore psychédélique étourdissant qui génère une succession de paysages mentaux hallucinés.
Enregistrées en compagnie des Charlambadies, les dix-neuf minutes inaugurales de “Resurrection” installent d’emblée l’atmosphère mystique, voire chamanique du disque. Découpées en cinq parties bien distinctes à la manière de rites de passages entre différents états de réalité ou de veille, ce morceau laisse entendre plusieurs approches sonores à la guitare acoustique perçues, les unes à la suite des autres, comme autant de méditations sur l’instrument et sa capacité à organiser l’espace autour de lui. Contractant et ouvrant cet espace au gré d’un fingerpicking posé ou alerte, tel celui à l’oeuvre lors du long raga central, Chasny décline des arpèges qui confinent également à une forme de liberté héritée d’illustres mentors indiens : subvertissant progressivement la raison (occidentale) pour lui substituer une jouissance expressive instantanée, le musicien joué se déporte alors vers des zones vierges de la conscience. Un sentiment confirmé dès le morceau suivant, “Warm Earth, Which I’ve Been Told”, où la guitare associée à un chant incantatoire émerge d’une masse sonore particulièrement dense et inquiétante comme pour attester d’une possible évasion par-delà l’informe et le rideau dronisant du son. Sur “Punish the Chasms with Wings”, au bout de quatorze minutes de cloches agitées dans le lointain, de parasites électroniques dispersés en ondes, de bourdonnements latents, de grouillements sourds, de claviers distordus et d’électricité rampante la guitare acoustique se dévoile dans sa nudité aurorale, lors d’un mouvement baptisé “Celestal Ascent”. Faisant alors le vide autour de lui, comme échappé des décombres d’une civilisation enfouie, l’instrument de prédilection de Ben Chasny chante la vie débarrassée, un temps, de son cortège de fantômes. FF
– Le site de Six Organs Of Admittance
– En écoute : « Warm Earth, Which I’ve Been Told »
Glenn Jones – Against Wich The Sea Continually Beats (Solos for 6 & 12 guitar) (Strange Attractor – 2007)
Si le leader de la formation avant-gardiste Cul de Sac n’a enregistré que trois albums signés de son seul nom (son dernier, Barbecue Bob, sort ce mois-ci), sa carrière de musicien entamée en 1989 et ses multiples collaborations l’installent en tant qu’incontournable passeur de la guitare solo folk. Ami des défunts pionniers John Fahey (avec qui il a enregistré l’album The Epiphany of Glenn Jones (1997)) et Robbie Basho, Jones s’impose naturellement comme le disciple tout droit désigné de l’héritage de l’école Takoma. Mémoire vivante et insatiable, passionné de musique, il est également proche des nouvelles figures que sont Ben Chasny et surtout Jack Rose, avec lequel il a souvent tourné et collaboré — “Linden Ave Stomp”, titre co-écrit, figure sur son premier album This is the Wind that Blows it Out. Son second opus, Against Wich The Sea Continually Beats paru en 2007, recueil de compositions en six et douze cordes enregistré en quatre jours, est certainement l’un des meilleurs disques enregistré dans le genre, au sens technique du terme. Rarement avons-nous entendu sonner chaque corde avec une telle densité, précision et fluidité. Le style de Glenn Jones, très proche des vertigineuses envolées lyriques de Robbie Basho (comme sur l’époustouflant “Freedom Raga”), s’apparente à un déluge d’arpèges hypnotiques sur le mode d’improvisations raga, aussi aventureuses et intenses que ses maîtres. Lorsqu’il intervient à la six-cordes, son phrasé se ralentit spontanément et tend alors vers celui, solitaire et méditatif, de John Fahey. Son digne hommage “The Teething Necklace (For John Fahey)”, est aussi l’un des moments les plus émotionnellement forts de ces onze pièces, la plupart pliées en une seule et unique prise. Ce musicologue, plus bavard (dans les écrits) que ses illustres collègues, n’hésite pas dans le livret de Against Wich The Sea Continually Beats à livrer ses secrets d’accordages (notamment son usage singulier du demi-capo sur les secondes et troisième frètes), à détailler ses instruments et rendre hommage à la six-cordes de ses héros aussi bien qu’à ses proches défunts. PR
– Page Myspace
– En écoute : « David & The Phoenix »
Sir Richard Bishop – While My Guitar Violently Bleeds (Locust – 2007)
Figure underground aussi insaisissable qu’iconoclaste, Sir Richard Bishop, ex-guitariste des Shazam expérimentaux Sun City Girls, mène depuis quelques années une carrière solo passionnante, quoique difficile à appréhender par sa quantité de disques. Croisé en première partie de Bonnie « Prince » Billy sur une scène parisienne en 2007, nous avions pu assister à toute l’étendue de sa palette de contorsionniste de la guitare sèche. Le virtuose autodidacte se pliant à des improvisations instrumentales passant de pièces médiévales à des thèmes orientaux, raga, folk, reprises de Django Reinhardt ou de freak folk songs — car il lui arrive aussi de chanter… Le vétéran joue tout ce qui lui passe par la tête, sans idée préconçue. Enregistré par Paul Oldham, les trois instrumentaux de While My Guitar Violently Bleeds ne font pas non plus dans la compromission : la plus courte expédition dure 6 minutes tandis que la plus longue atteint le palier radical des 25 minutes. “Zurvan” est certainement la pièce guitaristique la plus abordable de ce triptyque apocalyptique : l’impro mêle techniques raga, orientales et latines virant à l’exécutoire obsessionnel. Bien plus abstrait, “Smashana”, tire de l’électricité des halos de feedback d’une noirceur effroyable, faisant hurler la six-cordes du maître sans qu’il n’use jamais de son doigté élastique. Impressionnante maîtrise d’éruption dissonante et psychédélisme malsain. Revenu à ses gammes maléfiques, l’ultime retranchement est une déambulation solo acoustique, cette fois « ambiancée » par un sitar : l’exécution solo devient de plus en plus rapide et aliénante jusqu’au point de rupture critique. Totalement déconcertante pour les néophytes, cette démonstration sans filet ravira les adeptes de sorcellerie folk et fera hurler ses détracteurs. A dégoter également, sa démonstration sur la récente compilation dévouée au mentor John Fahey, The Great Koonaklasters Speaks, où figurent à ses côtés d’autres chamans virtuoses de la six-cordes tels que Jack Rose et Badgelore. PR
– Sir Richard Bishop chez Locust
– En écoute : « Zurvan »
Currituck Co. – Ghost Man On Second (Troubleman Unlimited – 2005)
Tout aussi dévoué à John Fahey, Kevin Barker, alias Currituck Co., ex-membre d’Aden qui évolua un temps dans la mouvance de Devendra Banhart et Joanna Newsom, partage avec lui un goût identique pour les temps suspendus et les arpèges aérés, doublé d’une façon éclectique d’investir les mélodies traditionnelles américaines à l’aune de la musique indienne, mais aussi de Bartok ou de Ives. Barker a d’ailleurs clairement fait état de cette paternité musicale dès son second album, Ghost Man On First (2003), avec “Requiem for John Fahey”, titre on ne peut plus explicite qui dit combien sa musique est, et sera probablement toujours, habitée par le fantôme de son mentor. C’est justement une suite à ce disque que donne le musicien américain avec Ghost Man On Second, double album essentiellement instrumental (deux titres seulement sur neuf sont chantés), second chapitre (sur trois annoncés) d’une méditation sur « les arbres, les familles, l’exploration nautique et le corps de John Fahey ». Cette série de morceaux fait la part belle à l’improvisation et s’étale en de longues plages lancinantes et hypnotiques, sorte d’hallucinations où imaginaire et grands espaces se fondent en une seule entité. Accompagné pour l’occasion par Otto Hausser (membre de Espers) aux percussions, Barker alterne quant à lui harmonium, basse, banjo, guitare électrique et bien sûr acoustique avec une liberté proche de celle d’un musicien de jazz, s’évadant ici ou là par le biais d’audaces sonores et d’accords improvisées qui ne sont pas sans rappeler les premiers disques que Sandy Bull enregistra à la fin des années 60 avec le batteur Billy Higgins. Fondamentalement itinérant, Ghost Man On Second s’appréhende du début à la fin comme un album de voyage(s) basé sur un principe d’aller-retour (le disque se décline en “In Two Towards”, puis “In Turn Returns”), où le continent visité est autant temporel que géographique : à l’exploration de la cartographie des origines musicales américaines (notamment la musique indigène et les ragas) se joint une relecture distanciée du passé. Faire remonter à la surface de la mémoire un temps perdu, puis le passer ensuite dans le tamis de son époque afin d’en dégager une vision profonde, résume assez bien le cheminement artistique du guitariste. Cet humaniste itinérant et engagé aspire à sauver de l’oubli tout un pan de la culture américaine, sans pour autant se résoudre à un quelconque passéisme. Plutôt que d’embaumer le passé, il le fait au contraire renaître de ses cendres, tel un phénix. FF
– La page Myspace de [Currituck Co.->http://www.myspace.com
/currituckco]
– En écoute : « Don’t The Road Look Rough And Rocky »
Victor Herrero – Anacoreta : 10 songs for spanish guitar (Bo’ Weavil – 2009)
Certainement le guitariste au jeu latin le plus incarné de cette sélection, l’espagnol Victor Herrero insuffle une bouffée d’air frais dans le paysage de la six-cordes folk contemporaine. Signer son album sur le label britannique Bo’ Weavil (également celui de sa fameuse compagne à la vie, la soprano folk Josephine Foster) est déjà un gage de crédibilité en soi, venant de cette maison folk aux goûts inattaquables, vouant une grande partie de son catalogue à défendre les plus éminents fauves de la guitare sèche contemporaine (James Blackshaw, Sir Richard Bishop…) et les anciens (Robbie Basho). Son second album, Anacoreta, 10 songs for Spanish guitar, comme son nom l’indique, totalement dédié à la guitare espagnole, se veut l’évocation de l’Andalousie, terre de sang et de lumière, par un conquistador poète de la six-cordes. A l’écart des gardiens du temple de la musique traditionnelle flamenca que sont Paco de Lucia ou Ninö Miguel, la personnalité hybride de Victor Herrero se démarque par ses antécédents iconoclastes. Ses premiers amours pour la musique, il les connait en tant qu’enfant de choeur initié aux chants mozarabe et grégorien par des moines bénédictins (curiosité, il chante notamment pour la BO du film Farinelli !). Dans le même temps, il se consacre à l’étude de la guitare classique puis bifurque vers le rock au sein d’une formation psychédélique madrilène. L’aventure au sein de Cicely durera huit ans. Par son approche oecuménique de l’instrument, il acquiert une grande versatilité, où le caractère dansant de la guitare flamenca communie avec le folk américain (les errances transfigurées de John Fahey) et la musique classique. Subtile technicien qui ne s’entend pas, d’une grâce et d’une légèreté inextinguible, sa main droite peut alterner de surprenantes accélérations allegretto puis se lancer dans une sarabande d’arpèges, à la beauté intemporelle. Outre sa passion pour la guitare espagnole, on peut s’attendre dans le futur à le voir emprunter d’autres chemins plus électriques, comme en témoignent ses fabuleux drones fantomatiques façonnés sur l’album This Coming Gladness (2008) de Josephine Foster. Le superbe portrait de la pochette de 10 songs for spanish guitar est d’ailleurs signé de sa Carmen. PR
– Page Myspace
– En écoute : « A la Flor Berro »
(les chroniques sur Jack Rose, Sir Richard Bishop et Currituck Co. ont déjà été publiées sur Pinkushion, mais ont fait l’objet pour ce dossier de remaniements)
– À lire : Les nouveaux as du picking (1), (3)
à suivre…