À bien regarder le portrait qui orne la pochette de Sings, premier album de Patty Waters enregistré le 19 décembre 1965, difficile de dire si le visage de la protégée d’Albert Ayler laisse émaner une joie contenue ou poindre une douleur rentrée. Dans cet entre-deux indécidable, qui s’avère être en réalité un gouffre, évolue la musique de l’Américaine. À ceci près que la photo en question, baignée d’obscurité, constitue un seuil, une attente, ce moment suspendu où le regard se fixe sur un hors champ avant de sauter dans le vide. Saut de fin de parcours, en l’occurrence les quatorze minutes de “Black Is The Color Of My True Love’s Hair”, terrifiantes et bouleversantes à la fois, qui disent la souffrance extatique d’un corps happé par sa voix, tout entier fait chant puis cri, enfoncé en lui-même, dévoré. Avant ce stupéfiant point de non-retour, invention spontanée d’un free vocal inouï en compagnie d’un trio idoine (Burton Greene au piano et à la harpe, Steve Tintweiss à la contrebasse, Tom Price aux percussions), sept chansons auront préparé le terrain, en douceur. Seule au piano, dans un silence de cathédrale, Patty Waters chante un désespoir inaltérable doublé d’une mélancolie nihiliste. Des tourments obsédants guident alors ses doigts sur les touches noires et blanches de son instrument, libérant des sonorités cristallines entrecoupées de graves qui tombent à l’instar d’un couperet entre deux mots. Toujours à la lisière de la rupture, en proie à une intranquillité tapie dans l’ombre, la voix possède ce grain particulier, cette fragilité inaltérable qui regarde l’auditeur au fond de sa solitude tout en l’enlaçant tendrement. De Yoko Eno à Patti Smith, toute une génération de chanteuses atypiques restera profondément marquée par le « black » à vif de Sings. Quarante-quatre ans après, cet astre noir et vertigineux n’en finit pas de brûler nos oreilles.

– Le site de Orkhêstra

– En écoute : « Why Can’t I Come To You »