Michael J Sheehy jette un profond trouble sur l’histoire officielle. On avait appris que l’Irlande avait été une pourvoyeuse essentielle des colons américains — revoir le mirifique Gangs of New York de Scorsese –, on découvre en fait que l’Amérique serait une extension de l’Irlande. C’est en tout cas ce que semble nous dire le chanteur au travers d’une discographie qui est bien plus qu’une exégèse des origines du folk. Il avait jusqu’ici livré une oeuvre entièrement dédiée à la musique du nouveau continent, disséquant sa génèse, célébrant sa profondeur, et mettant en évidence son universalité. Son précédent Ghost On The Motorway (2007) en était même le plus puissant représentant, un recueil mortifère et pétri de magie noire que l’on n’a toujours pas épuisé, profond et dense, jamais adipeux, un disque à la beauté sépulcrale et indélébile. Mais jusqu’ici Sheehy se contentait d’apporter sa pierre à l’édifice du folk le plus séminal, exceptionnel disciple qui n’avait pas encore atteint le galon de commandeur. Il y parvient enfin grâce à With These Hands, concept-album aux multiples lectures qui ramène cette musique sur le sol britannique.
Disons-le d’emblée, il signe là ce qui pourrait bien être sa Pierre de Rosette. Pont parfait au-dessus d’un Océan et au-dessus des siècles. Afin d’illustrer l’importance historique de cette musique, il raconte la vie d’un sportif évoluant dans la discipline probablement la plus prolétaire, internationale et ancienne qui soit : la boxe. Au travers de la vie d’un homme, Francis Delaney, boxeur londonnien des années 60, il dit la grandeur et la décadence d’une couche sociale. Récit tragédien et classique de l’ascension et de la chute toute aussi brutale d’un boxeur qui a brûlé la vie par les deux bouts, bouffé par son ambition, ses vices, son amour maladif de l’argent et tous les abus que l’on peut imaginer — le sous-titre de l’album est en toute logique The Rise and Fall of Francis Delaney. Narration précise et réaliste, moins fabulatrice que journalistique. Récit déchirant aussi, qui convoque l’entourage du sportif déchu, manager, fiancée, ami ou adversaire, autant de personnages incarnés tour à tour par Sheehy lui-même ou par d’illustres invités — Sandy Dillon, Patsy Crime ou Gemma Ray — comme autant de points de vue de cette décadence. Le songwriter se pose là en véritable cinéaste, usant de la musique comme d’une caméra, de ses instruments comme de multiples projecteurs, de ses textes comme scénarios, et de ses musiciens comme d’une équipe de tournage — qu’il appelle The Hired Mourners. La réussite du texte est totale, appelant d’illustres auteurs américains, relevant autant de Dashiell Hammet, Raymond Chandler ou Horace McCoy (ces tragédiens modernes) que de Charles Williams ou Donald Westlake (dont l’humour ravageur cache souvent un discours social et/ou politique sanglant). Et de signaler l’excellente idée de l’impression des paroles sur le livret en un seul et unique corps de texte, comme le faisaient ses voisins d’Arab Strap, pour appuyer l’idée de récit.
Reste la musique, donc. Sheehy se diversifiait de plus en plus sur ses derniers disques, puisant au travers des époques et des courants pour tisser un style complet et ambidextre. Aujourd’hui, il est au sommet de la création pure, se détachant enfin de ses modèles que sont Johnny Cash ou Tom Waits, même si ce dernier est évoqué à plusieurs reprises — “Ain’t a White Boy Alive”, “Dementia Pugilistica”. Si l’ambiance générale est globalement sombre, il use de la palette des noirs comme pourrait s’en amuser Pierre Soulages sur une toile, jouant des reliefs, des rythmes, des arrangements et de la présence ou non d’harmonies vocales. Chaque chanson est une brique dont la suppression menacerait l’équilibre global. Plus que le récit strict, Sheehy élabore une progression musicale époustouflante de clarté (une clarté aussi aveuglante qu’une éclipse solaire) et de force, réussissant l’exploit de n’être jamais oppressant malgré la détresse du récit. Même le gospel de l’éloge funèbre qui clôture l’album, “Goodnight Irene”, brille par sa délicatesse. Ceci est aussi dû à l’exceptionnelle voix de l’artiste, profonde et habitée, tour à tour rocailleuse ou voluptueuse, souple ou cassante. Michael J Sheehy est en effet un chanteur formidable qui a atteint ce niveau de perfection lui évitant de surjouer l’émotion. Voix à qui le groupe offre un écrin ajusté, enveloppant et aéré, ne laissant passer que l’oxygène, pas le soleil, sur des compositions remarquables de sobriété, tenant souvent à une ligne de basse, quelques touches de banjo ou de xylophone, une poignée de cordes pincées. Et toujours ces silences, infimes ou bien présents, mais toujours à l’affût, accentuant un peu plus les pleins et les déliés du folk crucifié de Sheehy. Un juste équilibre jamais démenti tout au long des quatorze titres de l’album.
Malgré un concept aux multiples chausses trappes, Michael J Sheehy a su créer un disque ambitieux et classique, deux mots pas forcément antinomiques. Et ainsi, en écrivant de simples chansons et en les fondant en une grande et modeste fiction, discrètement et vaillamment, il vient tout simplement de livrer son chef-d’oeuvre. Et de se rendre encore un peu plus indispensable. Impérial.
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– En écoute l’ouverture du disque, “Did You Hear About Delanay ?” :