Emmanuel Tugny est un poète au sens noble du terme. C’est aussi un poème à lui seul. Sa musique n’en est que plus intrigante et intransigeante. Une révélation.


Nous n’avions pas saisi à sa juste valeur la portée potentielle d’Emmanuel Tugny lorsque nos esgourdes avaient heurté Sous La Barque (Quand On Creuse), ce que nous pensions être le premier album sous le nom de Molypop — le quatrième en fait. Nous nous étions un peu vite arrêtés à cette voix un peu désabusée, marquée d’un détachement à la frontière du désintérêt. Seuls ces textes fins et alvéolés nous avaient réellement intrigués, de ces acrobaties verbales et poétiques qui font aujourd’hui affreusement défaut à la génération de la chanson française que nous qualifierons de montante. Mais c’était sans compter sur le pedigree du bonhomme.

Docteur et agrégé en littérature, Chevalier des Palmes académiques des Arts et Lettres, ancien diplomate au Brésil, écrivain prolifique, parolier et collaborateur convoité (Bashung, Dani…), voyageur averti, ce jeune quadra vit une vie comme un roman. Il est donc logique qu’il la chante comme un tableau sonore. Et , album plantureux et coloré, est un autoportrait flamboyant et bigarré, auquel on rajouterait presque les bouts sanglants d’une oreille coupée pour parfaire l’effet d’intelligence à la folie contenue.

Accompagné de musiciens de haute volée, fidèles marins habitués des tempêtes et des voyages au long cours — Olivier Mellano, John Greaves, Otavio Moura, Yann Linaar, Séverine Daucourt entre autres –, le chanteur à la barbe rousse et au verbe haut dépose des textes fragiles et ourlés de satin aux côtés de reprises particulièrement abouties — dont une touchante version de “I Want You”, scie dylanienne en diable. A la beauté perlée de “Plus Rien Qu’un” répond la grâce de “Poupée Dont” (signée Yann Linaar), à la nonchalance un peu essorée de la chanson titre répond la noirceur squelettique de “Ma Ronde”, divinement interprétée par John Greaves.
Malgré un enregistrement à Porto Alegre, musicalement Tugny ne verse pas dans le tropicalisme, préférant alterner les accointances en se posant en digne héritier du Gainsbourg du début des années 70, non sans une certaine appétence pour les accords en altitude comme l’interlude “No Hard Feeling”, ou la plongée en terre créole sur l’envoûtante “Lé Ti Moun an Wen”, transportée par la chanteuse Angélique Théodore. La pop rocailleuse, grande prêtresse de Molypop, y gagne également des terres fertiles sur les envolées de “House of Happiness” ou sur la reprise ondoyante de “Save the Last Dance for Me” de Mort Shuman. Seule la production, un peu trop rentrée et cotonneuse, empêcherait-elle de savourer pleinement cette écriture. Voix trop en avant, arrangements trop écrasés, le son du disque n’est pas un réel allié, en tout cas lors des premières écoutes, d’autant que la voix de Tugny n’est pas à proprement parler chantante. Passé cet obstacle, se révèle un vrai délice des sens, savoureux portrait d’un homme de son époque qui a choisi de vivre en dehors, ou plutôt à côté.

Emmanuel Tugny ramène la chanson française sur un terrain qu’il lui faudrait urgemment regagner, celui de la langue. Car si l’on veut bien convenir du fait que la langue de Gainsbourg n’est pas aussi chantante que peut l’être celle du couple Macca/Lennon, il est impérieux de garder aussi à l’esprit qu’elle permet des constructions infinies, clé des délires et des rêves les plus improbables. Emmanuel Tugny continue un peu plus de s’inscrire au fronton de ceux qui illuminent cet art mineur de la chanson d’ici. Un artiste précieux qu’il serait temps de hisser à son rang.

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– En écoute “I Feel You”, avec Angélique Théodore :