Ces corbacs britanniques reviennent de loin. Non pas d’entre les morts mais du néant. On les avait rencontrés flatulents, on les revoit classes et agressifs. Un deuxième album en guise de résurrection, pas uniquement dû aux talents de son producteur principal.


Dès la couverture, le signal est fort. Les cinq de The Horrors ont décidé de mettre la pédale douce sur l’imagerie un peu facile bat/gros-cave. Derrière une couverture telle une sérigraphie façon Warhol de Pornography de Cure, Faris Badwan et son armée de nains de jardin en goguette posent dans le livret en civil, sans crucifix retourné ni coiffure tendance nervoussebrèkdaoune. Restait à voir si la musique allait suivre, parce qu’honnêtement, en 2007, le combo de Southend avait livré Strange House, un premier disque bien fait mais qui nous en avait remué une sans toucher l’autre (selon l’expression préférée de notre ancien Président de la République). Cette fois-ci, l’énergie à appuyer les pédales a été très nettement concentrée sur la musique. Primary Colours est un sacré coup d’accélérateur dans une carrière jusqu’ici vouée à faire chou blanc, embêtant pour des jeunes gens dont les idées noires constituent le principal fonds de commerce.

L’un des problèmes majeurs de cette armée de groupes britons en The chargés de faire revivre le fantôme de Ian Curtis ou les heures de gloire de Rob Smith en look total choucas réside dans l’absence totale de limite et de cadre (enfin, ce constat vaut quand l’écriture au moins est là), tous finissant leur trajectoire d’obus dans une mare surpeuplée et dont personne ne les tirera plus. En clair, ce qu’il manque bien souvent à ces flammèches incontrôlables est précisément le mec derrière le lance-flamme, celui qui décidera du foyer et de l’ampleur de l’incendie. On ne sait qui du quintet ou du mentor a eu l’idée en premier, mais il est clair que l’arrivée de Geoff Barrow, ci-devant grand gourou sonique de Portishead passé maître dans l’art des boucles organiques, et qui offre ici ses trouvailles parmi les plus brillantes — des nappes de claviers aux averses de guitares, tout ici respire la claustrophobie maîtrisée –, a donné un sérieux coup de fouet à des idées un peu difficiles à juguler. Le premier sentiment qui jaillit à l’écoute de Primary Colors est cette sensation de régularité absolue dans la puissance pure — et ce malgré les deux titres produits par Chris Cunningham. Primary Colors apparaît d’abord comme un album d’un seul tenant, explosif du début à la fin, régulier et complètement homogène bien que bigarré. Comme pouvaient l’être les albums de Joy Division, précisément. Certes, ce qui créa le mythe des disques du groupe de Manchester ne peut avoir lieu ici, d’abord parce que l’effet de surprise est largement éventé, et ensuite parce que Joy Division, tout de même…

C’est de ce champ d’expression réduit que The Horrors tire son épingle du jeu (pour se la mettre à l’oreille ?), ce qui n’est pas le moindre de ses exploits. Passé la petite introduction planante, “Mirror’s Image” envoie fissa les guitares se planter dans les murs d’orties, libérant la voie à la batterie marteau-pilon et à la basse chaotique. La voix de Faris Badwan, toute en crevasses, hurle à l’agonie, un cri de rage comme un dernier souffle. Il est évident dès ce premier morceau que The Horrors en a fini avec l’approximation. “Three Decades”, cavalcade sanglante vers le massacre, mise en sons par Cunningham — de même que la chanson titre, primesautière en regard du reste de l’album –, confine plutôt à la crise de folie contrôlée, au moment où les calmants entament juste leur travail de sape et où la démarche du malade, encore bien hasardeuse et toujours rapide, commence à prendre sens. La suite, entre claviers blafards, six-cordes mortes de faim et rythmique poids lourds, ne lésine pas vraiment sur les moyens mais ne faiblit pas un seul instant. Au contraire même, Primary Colors déroule le tapis de ronces vers le sommet que sera “Sea Within A Sea”, point d’orgue (et pas de farfisa) d’un disque épineux et rêche — titre impérial qui fait beaucoup penser à “The Rip” de… Portishead. On goûtera particulièrement le saccage garage de “New Ice Age”, la scie cold wave “Scarlet Fields” sur laquelle le grand échalas serre les mâchoires à s’en péter les molaires, ou la très velvetienne (vous savez, ces chansons lentes avec un semblant de violon en boucle et ce tambourin incessant) “I Only Think of You”.

Voilà, comme quoi les anciens peuvent se tromper, tant l’adage « tu ne feras jamais d’un bourrin un cheval de course » est juste risible ici. The Horrors, en découvrant que la musique n’est pas qu’un vaste cirque et que, prise au sérieux elle peut donner de bien belles choses, offrent un disque carré, massif et totalement réussi. Aujourd’hui, même si le retour à la médiocrité les titillait à nouveau, on ne pourra plus leur enlever Primary Colors.

– Le site officiel

– En écoute, “Sea Within A Sea” :