C’est bien connu, il n’y a que deux saisons en Scandinavie. C’est peut-être pour cette raison qu’il a fallu attendre un an avant que Changing of Seasons d’Ane Brun sorte enfin en France. Produit de main de maître par Valgeir Sigurdson (The Letting Go de Bonnie ‘Prince’ Billy), ce troisième album de la folkeuse norvégienne exilée à Stockholm est, à ce jour, son meilleur.


Une oeuvre empreinte d’une grâce confondante, à la boisure travaillée, mélancolique et rêche, quelques violons délicats venant orner des folk songs intimistes d’une lumière diffuse. Et puis, toujours, cette voix exceptionnelle, habitée par la déchirure et la guérison, dont les harmonies font chavirer. Elle nous attend dans le splendide jardin du Centre Culturel Suédois, havre de paix verdoyant d’un petit palais situé en plein coeur du quartier du Marais. Une jeune femme calme, timide, discrète et souriante nous tend la main.

Pinkushion : Tu es norvégienne mais tu vis à Stockholm en Suède, quelle est la différence culturelle entre ces deux pays, dans leur façon de vivre ?

Ane Brun : Je pense que dans une perspective mondiale, les deux pays sont assez similaires. Mais il y a de petites différences, plus précisément entre Oslo et Stockholm. Stockholm est plus grande, c’est une métropole. Il y a une plus grande variété de flux artistiques, notamment dans la culture alternative. A Oslo, en revanche, il n’y a que 500 000 habitants, tu peux le sentir lorsque tu y es, c’est une ville plus petite. La Norvège et la Suède ont aussi une nature très différente. La Norvège est très montagneuse tandis que la Suède… (ndlr : son manager apparaît et lui annonce, en suédois, une nouvelle). Désolé, nous venons juste de sortir mon album live en Suède, et il est numéro 7 des ventes. (ndlr. Sourires)

Félicitations !

Merci ! Bref, pour revenir à la question, cette géographie rend les gens différents, car certains viennent des plaines, d’autres des vallées ou du grand océan… Tout cela contribue à rendre les gens différents. Mais cela prendrait une journée pour expliquer tous ces petits détails. Ce n’est pas difficile de vivre en Suède pour une norvégienne.

Il y a actuellement une très riche scène musicale en Suède, qui semble supplanter, en terme de qualité artistique, l’Angleterre, trop engoncée dans sa tradition brit pop.

Oui, c’est assez individuel. Ici les gens ont cette audace de créer leur propre son. C’est une des particularités intéressantes de la Suède. Nous sommes un groupe de musiciens qui nous connaissons très bien. Certains sont de très bons amis, d’autres sont des collègues que nous rencontrons lors de festivals. La plupart sont dans mon carnet d’adresse, c’est assez petit comme communauté.

Quels sont les musiciens dont tu te sens proche ?

Tobias Fröberg, un songwriter suédois. Nous avons souvent tourné ensemble en Angleterre. Les deux jeunes femmes qui m’accompagnent, Rebekka Karijord et Jennie Abrahamson, qui ont toutes deux une carrière solo. Nina Kinert, une bonne amie, Elin Ruth SigvardsonAnna Ternheim bien sûr, je crois d’ailleurs qu’elle joue ici aujourd’hui ou demain. Et puis d’autres comme le groupe Money Brother, inconnu en France, je pense qu’ils marchent bien en Allemagne.

Hier, tu étais accompagnée sur scène par trois charmantes musiciennes et vocalistes, Anna Rodell, Rebekka Karijord et Jennie Abrahamson. Comment les as-tu rencontrées ?

Avec Anna Roddel, la soliste, nous jouons ensemble depuis trois ans. C’est une musicienne qui joue également avec Frida Hyvönen, et Nina Kinert. Nous sommes devenues amies sur la route. Jennie est aussi une amie, nous avons un peu joué ensemble l’année dernière, nous nous connaissons depuis des années. Son petit ami jouait dans mon groupe il y a bien longtemps, c’était mon batteur. Et Rebekka est une nouvelle amie rencontrée l’été dernier. Elle est aussi norvégienne, tout comme moi, et vit à Stockholm. Elle est en train de sortir un nouvel album. Ce sont toutes des amies, donc c’est une tournée très agréable.

Les harmonies vocales que vous parvenez à produire sur scène sont superbes. Ton album contient aussi des harmonies subjuguantes. D’où te vient cette prédisposition pour les arrangements vocaux ?

J’ai toujours adoré les harmonies vocales. Depuis le jour où j’ai commencé à faire de la musique, c’est une des choses que j’aime le plus, faire des harmonies vocales. C’est un peu comme peindre. Car la voix est l’instrument que je contrôle le mieux, je peux pratiquement faire ce que je veux avec. Je pense que c’est comme faire des arrangements de cordes, si tu sais comment jouer du violon. Mais j’ai ma voix, c’est pour moi fantastiquement créatif. Et je pense que pour mes trois partenaires ce sentiment est réciproque. J’ai déjà écrit pas mal d’arrangements vocaux avant et nous essayons de les chanter. C’est vraiment cool, car ce sont quatre voix très différentes : Jennie a une voix sombre, celle d’Anna est fluette, Rebekka est entre les deux, un peu plus dure et la mienne est légère. Ensemble cela donne une bonne alchimie.

Le résultat est stupéfiant. As-tu opéré une sorte de casting pour obtenir de telles harmonies ?

Pas vraiment, en fait je les ai sollicitées : « Je te veux toi, je te veux toi, et je te veux toi ! » (rire). Car je sais qu’elles sont bonnes, et elles sont amies, c’est parfait. Une combinaison parfaite.

La musique classique est présente dans ton univers. Sur l’album, il y a une chanson, “Armour”, dont les arrangements de cordes évoquent un ballet. Est-ce que tu te sens plus proche de cette musique ?

Etant donné que je n’ai pas la qualification pour écrire les arrangements de cordes que je veux, j’ai toujours utilisé les services de quelqu’un pour le faire. Mais je veux vraiment que cet élément soit inclus dans ma musique. J’aime qu’il y ait un petit facteur complexe, il faut que ce soit magnifique mais qu’il y ait un petit « twist ». Cela prend du temps à obtenir.

Sur ta guitare, tu utilises des accordages particuliers. Est-ce une question d’ordre technique afin de mieux te concentrer sur ta voix ?

C’est une question de son, je pense. J’ai appris à jouer de la guitare toute seule, donc c’est quelque chose de naturel pour moi ces accordages. Cela sonne différemment lorsque tu accordes le manche plus bas. Je place aussi des capos à différents endroits pour varier les tonalités selon la façon dont je veux chanter. J’ai trois guitares sur scène, elles ont toutes plus ou moins le même accordage, une seule possède un accordage standard.

Changing Of The Seasons est sorti dans différents pays l’année dernière, à l’exception de la France. Prends-tu toujours autant de plaisir à tourner et faire de la promotion pour cet album ?

Oui, car je joue cette fois avec un groupe différent. Le son est différent, donc je ne m’ennuie pas, c’est nouveau. Le premier entretien que j’ai donné m’a forcé à revenir un peu en arrière dans ma tête pour me remémorer mes souvenirs. Mais j’aime cet album et j’en suis très fière.

Entre temps, tu as déjà un nouvel album qui vient de sortir, Live At Stockholm Concert Hall. Tu as certainement d’autres projets en tête.

Lorsque je fais ceci pour Changing…, non. Mais je suis actuellement impliquée dans une campagne pour alerter l’opinion publique sur le changement climatique (ndlr : « TckTckTck Time For Change », avec la chanson « Beds Are Burning »). Je vais faire un concert caritatif fin octobre à Stockholm. J’ai invité d’autres artistes à venir jouer dix minutes avec moi. C’est une manifestation avant le sommet international de Copenhague sur le climat qui se déroulera en décembre. Je suis très impliquée dans cette cause écologique. Avec la tournée, ce sont mes deux priorités. Ça me prend pas mal de temps pour concilier tout cela, car le nouvel album live vient de sortir, j’en profiterai pour le promouvoir lors de la tournée en Suède.

La chanteuse folk norvégienne Ane Brun sort son troisième album Changing of Seasons

Il y a quelque chose d’assez remarquable dans ton parcours, tu n’enregistres jamais un autre album studio dans la foulée mais tu enchaînes sur d’autres concepts ou projets. Il y a l’album de duo Duets (2005), plus récemment Sketches ( 2008), des démos issues de Changing of The Seasons , le très beau Live in Scandinavia (2007)

Et maintenant il y a un live/DVD, ce qui est encore nouveau (rires). Mes albums studios s’inscrivent dans une certaine continuité, bien plus qu’une nouvelle orientation. Je considère Changing Of The Seasons comme un accomplissement des choses que je voulais faire sur mes deux premiers albums. Je voulais qu’on puisse sentir ces chansons, mais avec un son sophistiqué, quelque chose de différent. Pas seulement de belles chansons. Je veux qu’elles touchent en plein coeur. Magnifiques, sincères, et ce « twist » dont je te parlais, ce sont les trois caractéristiques que je désirais. Pour le prochain album, on verra bien ce qui se passera… mais ce sera sûrement différent (rires).

Une année s’est donc écoulée. As-tu déjà composé de nouvelles chansons ?

Seulement quelques bribes, de petites idées. Il faut que je prenne le temps de me poser et travailler dessus, car j’ai besoin de temps pour terminer une chanson. Ecrire les paroles est certainement le plus gros oeuvre. C’est une approche plus intellectuelle que la musique, qui est plus spontanée. Lorsque je compose, les choses viennent morceau par morceau. Parfois, j’ai quelques mots et je démarre avec le riff d’une guitare. Parfois, j’ai déjà écrit toutes les paroles et j’essaie de chanter avec. C’est très variable.

Tes textes sont souvent très personnels. Est-ce que tu te considères comme une songwriter ?

La vérité est que j’écris très peu de chansons. Je travaille beaucoup dessus jusqu’à ce que j’en sois satisfaite, donc j’ai très peu de chansons dans mon répertoire que je n’aime pas. Et très peu que je refuse. En ce sens, je ne me sens pas songwriter, car le songwriter écrit beaucoup de chansons. Je me sens davantage comme une artiste, et mes chansons sont comme de petites oeuvres d’art. Bien sûr, je suppose que je suis une songwriter, mais…

Parmi les trois inédits figurants sur cette édition française, il y a « Island Blues », un titre chanté en français. Quelles sont les circonstances d’enregistrement de ce titre ?

C’est une chanson qui a d’abord été enregistrée en anglais avec The Koop pour leur album sorti l’année dernière. A l’époque, le label français m’avait demandé de faire une version en français. J’ai essayé de le faire, même si je ne parle pas cette langue. Finalement, la version française n’a pas été retenue sur leur album, seulement l’anglaise. Je l’ai reprise sur mon album car j’aime cette version, ce fut une agréable expérience que de m’essayer au français. Je ne pensais pas que ça pourrait devenir un single, j’avais juste ce morceau comme dernière plage de l’album.

Les trois titres bonus incluent deux reprises (“Big in Japan” d’Alphaville, et “True colors” de Cindy Laupers, bien accueillis sur les ondes radio. Est-ce frustrant pour toi de constater que les médias se focalisent sur ces morceaux-là ?

Pas vraiment. Il y a tellement d’artistes dans le monde. Je sais que je me suis réapproprié ces reprises avec mon son, et j’en suis fière. Je ne me sens pas dans une situation où je me dirais « ce n’est pas moi ». Si c’est un bon moyen pour les gens de découvrir ma musique, ça me va. J’ai toujours su que je n’étais pas capable d’écrire un hit. Donc, si ces morceaux peuvent m’aider un peu… Dans un autre sens, si j’avais voulu faire un hit, j’aurais produit l’album différemment. Ce n’est pas un album orienté « radio », mais c’est un album que tu as envie d’écouter.

Il existe souvent un malentendu avec certains tubes d’artistes respectés, je pense par exemple à “Born in The USA” de Bruce Springsteen. Souvent ces morceaux-là sont des accidents.

“Big in Japan”, je pense, représente mon univers. Cette mélancolie que j’insuffle au morceau est très proche de ce que je fais. À l’inverse du morceau de The Koop (rires) !

Il y a une chanson, “Gillian”, dédiée à Gillian Welch. C’est une chanson très touchante. Vous connaissez-vous ?

Non, je ne la connais pas. Je l’ai juste écoutée (sourire).

Etonnant ! Et pourtant, quand on écoute cette chanson, on l’imagine assise auprès de toi.

C’est une de mes artistes favorites. J’aime beaucoup son style, la façon dont elle écrit les chansons.

Ecoutes-tu beaucoup d’artistes féminines ?

J’écoute de tout en ce moment, autant d’artistes masculins que féminins. En tant qu’inspiration, je n’ai pas un artiste féminin en particulier. C’est davantage un mélange. Au début, lorsque j’ai commencé à composer des chansons, j’étais très influencée par le fingerpicking d’Ani di Franco, c’est sur ses disques que j’ai appris à jouer de la guitare. Mais aujourd’hui, j’essaie de développer ce que je fais, mon propre univers. Bien sûr, j’ai beaucoup d’influences, car j’écoute de la musique tout le temps. Disons que l’inspiration fonctionne de manière indirecte maintenant. Chez moi, j’écoute de tout.

Y a-t-il une question que tu voudrais que les journalistes te posent ?

Pas vraiment (rires). Peut-être ce que je pense de mon album ?

Et que penses-tu de ton album ?

Je l’adooore !!!! (rires).

Enfin, peux-tu me donner tes cinq artistes favoris ?

(ndlr : elle consulte son iPhone… d’où cette liste, qui tombe dans un ordre alphabétique)

Alison Krauss & Robert PlantRaising Sand

Band Of HorsesEverything All The Time

Bonnie “Prince” BillyThe Letting Go

Cat PowerThe Greatest

ElbowThe Seldow Seen Kid

Ane Brun, Changing Of Season (DetErMine Records/Discograph)

En concert le 17 novembre au Café de la Danse, Paris.

– Site officiel d’Ane Brun