Elle est loin l’époque où David Sylvian régalait les fans de glam rock et de new wave avec son groupe Japan. Si, depuis, son frère et alter ego Steven Jansen officie toujours sur ses albums, sa carrière en solo, inaugurée au mitan des années 1980, a elle épousé une révolution esthétique parmi les plus surprenantes et exigeantes qu’il nous ait été donné d’entendre ces deux dernières décennies. Sorti en 2003 sur son propre label Samadhi Sound, Blemish atteignait un point d’orgue dans cette quête aride d’une chanson résolument portée vers l’improvisation, rétive aux canons en vigueur (exit les notions de couplet-refrain, de rythmique, de format radiophonique) et à la séduction facile. Digne successeur, Manafon pousse encore un peu plus loin les recherches du musicien londonien, exilé aux États-Unis. Au réflexe consumériste indexé sur le seul plaisir immédiat, ses chansons de chambre (minimalisme harmonique, arrangements dépouillés, silence omniprésent) opposent une ascèse musicale qui privilégie l’écoute sur la durée et se refuse à la moindre distraction ou compromis mélodique. Déjà présent sur Blemish, Christian Fennesz se voit cette fois-ci attribuer un rôle de premier ordre : responsable de l’essentiel du mixage des morceaux enregistrés à Vienne, Tokyo et Londres, il intervient aussi à la guitare électrique et au laptop. Outre l’Autrichien, Otomo Yoshihide (textures électroniques et bruitistes), Evan Parker (saxophone), Marcio Mattos (violoncelle), Tetuzi Akiyama (guitare, violon), John Tilbury (piano) comptent parmi les nombreux musiciens à avoir improvisé lors des différentes sessions. Tous se lovent moins dans les courbes amples et profondes du chant de Sylvian, qu’ils ne génèrent, presque avec détachement, un environnement sonore accidenté d’une grande sobriété. Emplie de fascinants parasitages, de concises saillies atonales et de subtiles ruptures acoustiques, cette scènographie musicale met ainsi en relief les différentes respirations et inflexions vocales du compositeur exposé au premier plan, donnant lieu à un mélange de confession, de pudeur et de mise en danger bouleversant. Une singularité stupéfiante, d’une radicale beauté, se dégage de ce disque atypique — à ranger aux côtés de celui éponyme de Mark Hollis et L’Imprudence de Bashung –, une oeuvre majeure, désespérée et apaisée à la fois, où transpirent les périls conjugués de l’abandon et d’une inexorable solitude.
– Le site de David Sylvian
– En écoute : « Manafon »