Le jeune premier à la mèche parfaite a définitivement disparu. Place à un artiste accompli, brisé et remonté, généreux et fétichiste, qui vient de livrer un double album douloureux et époustouflant. Accueillons-le avec les égards dus à son rang, celui d’un type essentiel…


Benjamin Biolay, c’est ce garçon que tout le monde adore détester dans les conversations autour de la machine à café. Cette image médiatique déplorable est un peu de son fait et beaucoup celui de la presse people. Mais la légende du petit bouseux monté à Paris, porté aux nues et cramé dans la foulée a fait long feu. Il est désormais évident que BB est avant tout un écorché constitutif qui éclate enfin au grand jour. Sauf que ce qui ne tue pas rend plus fort. Et le jeune auteur de Rose Kennedy a vite cédé sa place au cynique et brillant coupable de Trash Yéyé. Il est passé en quatre disques de la fascination provinciale pour les grands de ce monde à un autoportrait au vitriol et sans complaisance — qui n’hésite pas au passage à ravager la belle gueule de ceux qui ont piétiné la sienne.
Ce cinquième disque est donc, logiquement, celui du nouveau départ. Seul, divorcé, abandonné par la caste qui a fait semblant de l’accueillir, lâché par la maison de disque à la fortune de laquelle il contribua un tant soit peu (la triplette Henri Salvador/Françoise Hardy/Keren Ann chez EMI), raillé par ses pairs (qu’il n’a pas ratés non plus) pour ses choix de collaboration (Elodie Frégé, fallait oser), Biolay se reconstruit dans la douleur mais dans l’affirmation de soi, blessé mais guerrier, en lambeaux mais rasséréné. Et de livrer La Superbe, double album parfait, sans faute de goût ni de frappe. Un grand coup qui risque probablement de faire date, comme un autre double disque hexagonal récemment, celui de Mendelson, se posant un peu comme son jumeau classieux mais tout aussi désabusé et désespérant — l’un décortique les bas-fonds humains, l’autre déchire le rideau de l’hypocrisie reine d’un milieu superficiel et tout aussi impitoyable, avec dans les deux cas un discours plus profond et intime que ce qu’ils donnent à entendre en première instance.

Biolay, avant tout, écrit de la pop, puisant dans ses canons les plus ambitieux et les plus imposants, au premier rang desquels Gainsbourg auquel on le compare d’ailleurs souvent, et pour une fois, pas forcément à tort tant on retrouve chez lui cette quête incessante, cette appropriation de genre à chaque album, cette utilisation des couleurs musicales. Après avoir rendu un vibrant hommage à la grande époque de Michel Colombier à ses débuts, prolongeant dans une veine plus contemporaine et très années 90 sur un Négatif un poil trop lissé — double album, déjà, dont il n’a vraiment pas à rougir –, pour se lancer dans un rock bruitiste, un peu engoncé dans une image de bad boy qui ne lui seyait pas trop sur A L’Origine, BB a enfin éclaté en 2006. C’est cette année-là qu’il livra effectivement Trash Yéyé à son label — il fut finalement publié en 2007 –, un disque frondeur, massif, éclairé et bien plus personnel qu’à l’accoutumée. La Superbe est logiquement né de la même portion de la cuisse de Vénus, arrachant un peu plus de muscles au passage, mais bloquant son curseur dans les années 1980. La Superbe est aussi l’occasion pour BB de revenir à son premier amour, les cuivres, régulièrement mis à l’honneur ici — notamment via un saxophone à la fois typique de cette époque clinquante et tellement bien calibré, ou la trompette, dont il apprit la version à piston au conservatoire de Lyon. BB s’assume, se dévoile et se découvre. Cela peut ne pas plaire. Mais cela peut aussi bouleverser.
Toujours ce goût pour le grand luxe qui flambe, toujours cet affichage d’un certain monde que peu d’entre nous goûterons — “Sans Viser Personne”, “15 Août”. Et puis cet univers bobo pourrait rebuter sur la foi d’une première lecture un peu trop hâtive. Sauf que se dessine en creux le profil d’un gibier en proie avec ses propres fantasmes et ses cauchemars les plus terrifiants — “La Superbe”, “Padam”, “Si tu Suis Mon Regard”. La Superbe est avant tout un portrait cinématographique d’un homme détruit, peu importe par quels procédés — “La Toxicomanie”, “Tout ça me Tourmente”, “Night Shop”. C’est aussi la vie qui s’écoule ou qui s’écroule — magnifique et terrifiant duo épistolaire avec Jeanne Cherhal, “Brandt Rhapsodie”. Et ce sont enfin les espoirs qui rendent cette même vie plus agréable — la fausse légèreté de “L’Espoir Fait Vivre” ou la résurrection dans “Prenons le Large”, la cruauté de “Ton Héritage” malgré tout tournée vers l’avenir symbolisé par sa fille, ou l’amoureuse “Reviens mon Amour”. La Superbe est un album lucide, celui d’un mâle qui évolue sur une nappe souillée, au milieu des reliefs d’un repas que l’on imagine exorbitant mais un brin écoeurant, brutalement ramené à sa propre réalité — “Assez Parlé de Moi”, “Jaloux de Tout”. Et tout cela par le prisme d’une écriture brutale et sans concession — « Mais dès vingt heures trente[…]/Je n’ai pas de coeur je n’ai que ma queue » sur “Tout ça me Tourmente” –, qui en littérature risquerait de verser dans l’autofiction alors même qu’elle conserve son caractère décisif dans le format chanson. Ce disque s’adresse à tous les hommes qui ont perdu leur naïveté et leur innocence.

La Superbe n’en est pas moins un grand disque de musique. Benjamin Biolay était même avant tout un musicien aguerri et un compositeur affirmé avant de devenir un auteur adulte et singulier. Il maîtrise tous les codes du discours instrumental, quelque soit le périmètre établi ou le langage adopté. Versant fortement dans les bandes originales des polars des années 80, il parvient grâce à un travail de production particulièrement limpide, déjà éprouvé sur Trash Yéyé, à transcender les genres et les époques. Tantôt plongeant dans des arrangements amples et ambitieux, tantôt versant dans une mare translucide sur des vignettes de peu, ou même se livrant à un exercice particulièrement optimiste — étonnant hommage à Lyon et son enfance sur la délicieuse “Lyon Presqu’île”, ou comment aimer un peu plus une ville que l’on regrette d’avoir quittée –, BB fait encore étalage de la diversité de sa palette sans jamais n’en faire trop. C’est même paradoxalement dans ce disque, qui pourrait être le plus casse-gueule — le concept sur-exploité des 80’s — qu’il fait le plus montre de ses talents d’équilibriste et de jongleur, alliant brillamment la finesse des alliages avec la richesse des instrumentations.
Sans compter ce travail sur sa voix, son point faible le plus souvent pointé du doigt. Aujourd’hui il peut sans hésitation balayer cette critique d’un revers de main tant il a su mettre à profit cette prétendue faiblesse, allant jusqu’à chanter vraiment et souvent avec beaucoup d’émotion. Certes tout n’est pas parfait, mais le changement est palpable, et surtout étonnant.
Benjamin Biolay s’affine de disque en disque, diamant brut à chaque fois taillé un peu plus finement, confirmant avec éclat sa supériorité écrasante au sein d’une génération un peu affaissée sous le poids de quelques aînés ou aïeux. Benjamin Biolay n’est plus un espoir, il est une référence absolue et un artiste essentiel et complet qu’il convient de réhabiliter dare-dare.

– Son site officiel

– En écoute,

“Tout ça me Tourmente” :

“Night Shop” :