Double actualité pour Sufjan Stevens, entre une commande institutionnelle et la réorchestration d’un disque de jeunesse. Le verdict est sans appel : cet artiste est assurément hors du commun et son oeuvre déjà l’une des plus importantes de ce nouveau siècle.



SStevens_BQE.jpg

Sufjan Stevens – The BQE

Les plus fidèles lecteurs de ce site se souviennent peut-être du compte rendu d’un concert donné par Sufjan Stevens à la Brooklyn Academy of Music. L’anecdote est suffisamment réjouissante pour que nous ne nous privions pas de vous rappeler cette exclusivité (en France en tout cas, sauf erreur de notre part). Ainsi, après The BQE — pour Brooklyn Queens Expressway — le spectacle, voici aujourd’hui The BQE, la bande son et le DVD, réunis en un seul et même lot. Aussi, inutile de revenir sur l’origine de ce projet, autant s’attarder sur le résultat.

Il y a dès le départ un symbole fort à ce qu’une institution de New York, mégalopole occidentale par excellence autant que temple de l’urbanisme ultime, demande à l’enfant de Detroit, la ville de la bagnole, d’imaginer une oeuvre cinématographique autour d’une route. De fait, Sufjan Stevens ne s’est pas contenté d’honorer son contrat, il a transcendé le projet.
Parler de la musique sans évoquer le film (et réciproquement) serait possible mais sonnerait un peu creux tant tout a été pensé, élaboré, joué et monté comme un ensemble. La bande son est une symphonie quand le film est une succession de plans-séquences, à moins que ce ne soit l’inverse. On se perd dans ce dédale d’images horizontales et en trois volets, les cordes et les cuivres se chargeant de nous apporter ce qu’il manque d’humain dans cette circulation incessante qui confine au grotesque, quand elle est observée avec un peu de recul. Il y a un désir évident de perte absolue, cette circulation infinie, ce flot de pots d’échappement qui crépitent et balancent leurs oxydes. Désir aussitôt contrecarré par la musique, ouvrage architectural autant que répétitif, grandiose émergence de l’âme dans ce qui n’en a plus depuis longtemps. On voit l’homme apparaître en filigrane, sur des tapis de cordes et des nuées de trompettes, rappelant que cette folie bétonnée et pétrolière avant tout là pour le servir.
D’ailleurs, Sufjan Stevens n’est pas forcément un être pessimiste, et s’il a toujours su apporter de la joie dans sa musique, il en saupoudre dans ce film désespérément monotone et magnifique, notamment grâce à l’introduction géniale des Hooper Heroes, nymphes au hula hoop irréel. Quand sur un orchestre majestueux deux paires de chaussures suspendues à un fil et une succession de plans de cimetières assènent une certaine idée de la mort, Elaine (la très jolie Hooper héroïne d’origine asiatique dont le musicien semble être tombé amoureux) intervient régulièrement de son jeu innocent sur des ralentis sensuels et minuscules pour irradier cette quête absurde du mouvement. Cet anneau voltigeur en rotation fixe dans un ciel limpide semble figurer l’immobilité, le retour sur soi, l’introspection, comme quand, bloqué sur une route congestionnée, on observe les voitures défiler dans le sens inverse en se disant qu’il faut être bien maso ou conditionné pour se retrouver là en connaissance de cause. Ailleurs, Stevens veut également signifier que pendant que le conducteur ne fait rien dans sa cage d’acier et d’alliage, le temps s’écoule inexorablement, sans lui, comme lors de cette succession de gros plans sur des points de rouille, ces blessures de l’âge du “Mouvement V” qui mettent un terme brutal à la frénésie électronique du “Mouvement IV”.

Sufjan Stevens n’a rien d’un homme exaspéré par ses congénères. Il voit même dans cette incompréhensible cicatrice architecturale des raisons de croire en son prochain, car le crépuscule est porteur d’espoir avec son lot d’imageries fédératrices — Statue de la Liberté, fêtes foraines, grandes roues rappelant que le hula hoop l’a emporté sur le pneumatique. Partant d’un constat critique et moqueur à la Jacques Tati (difficile de ne pas penser à Traffic ou aux séquences extérieures de Playtime dans ce film), Stevens réalise son Fantasia à lui, quand les objets les plus vulgaires entrent dans un ballet féérique, transportés par une musique majestueuse, imposante, mélodieuse mais toujours aérienne et virtuose. Georges Gershwin aurait-il enfin son digne héritier ? Il n’y a aucune lourdeur dans cette performance visuelle simple comme bonjour et pourtant millimétrée. Il y a même un génie de l’instant qui transpire dans le paradoxe de chaque seconde de The BQE, entre cet orchestre véloce et ces kilomètres de pellicule de bouchons de temps en temps interrompus par l’apparition de trois sirènes tout en souplesse venues briser la rectitude du bitume et du béton.

*****

SS_run_rabbit_run.jpg

Sufjan Stevens/Osso – Run Rabbit Run

Bien qu’également issu d’une commande (les quatre premières plages étaient destinées au Music Now Festival de Cincinnati, en 2007), Run Rabbit Run c’est tout l’opposé. Enregistré avec l’ensemble de cordes Osso, soit Rob Moose (violon), Olivier Manchon (violon), Marla Hensen (alto) et Maria Bella Jeffers (violoncelle), avec la complicité de Michael Atkinson, Nico Muhly ou Maxim Moston, ce disque est le réenregistrement d’un disque électronique paru en 2001 et qui marqua notamment par son aridité et son concept basé sur les signes du zodiaque chinois. Sauf que la grande force de Sufjan Stevens est précisément d’insuffler de la vie et/ou de la mélodie dans les endroits les plus hostiles. D’où cette idée pour le moins ingénue de réorchestrer un disque electro pour un quatuor à cordes. Et ce qui sort de ce mélange a priori contre-nature est à couper le souffle.
Musicalement parlant, Run Rabbit Run n’a pas la portée de la bande-son précédemment évoquée, ni même l’évidence mélodique des disques plus « conventionnels » de son auteur. En revanche, on reste saisis devant les effets apportés par les instruments. Logiquement saccadées, les pièces pour quatuor vivent mille vies en une seule ligne musicale, car quand la musique électronique ouvre un champ infini de possibilités (de la conception au presse-bouton, il n’y a parfois qu’un pas), le quatuor est naturellement contraint par l’expressivité de la somme de quatre instruments qui n’ont rien de plus à offrir que leur propre son. Et c’est là que la luminosité de Stevens alliée au talent de ses complices atteint des sommets tant chaque musicien s’imprègne de la non-musicalité de ce qu’il est censé jouer et l’amène ailleurs. Puissance du jeu et force de la composition sont ici parfaitement mariées. Dans un même élan, les exécuteurs et le cerveau font corps autour de cette musique a priori rebutante mais qui se révèle riche et dense, aventurière et parfois même tonitruante. On imagine très bien cette lecture orchestrale de Run Rabbit Run accompagner des films muets du début du XXème siècle, voire des sketches comico-dramatiques de Charlie Chaplin, à mi-chemin entre fou rire et détresse humaine, s’appuyant autant sur les grands éclats que sur les silences. Le tout produisant une musique contemporaine, universelle et, osons-le, accessible.

A des années lumière du schéma pop classique duquel il s’était déjà significativement éloigné sur l’impérissable Come On Feel The Illinoise et son double The Avalanche, le jeune prodige de la musique américaine franchit une étape que l’on imagine sans peine cruciale dans ses compositions à venir. Laissant loin derrière lui ses confrères, faisant exploser des frontières que l’on pensait irrévocablement fermées (entre la musique orchestrée et l’electro, comme ici), ouvrant une voie que l’on ne soupçonnait pas il y a encore cinq ans, Sufjan Stevens est en train de devenir un artiste majeur de ce nouveau siècle, de ceux qui laissent une empreinte indélébile dans la grande histoire de la musique, modestement, avec le sourire et du bout des cils.

– Le site de Asthmatic Kitty

– Extrait de Run Rabbit Run, “The Year Of The Monkey” :

– Le superbe trailer de The BQE :