En l’espace de onze ans, l’aura médiatique du shaman de la six-cordes Ben Chasny n’aura cessé de grandir. A tel point qu’il est devenu aujourd’hui une figure indiscutable du renouveau de l’acid-folk US.


Depuis ses premières incantations psychédéliques en mode lo-fi, jusqu’à ses récentes productions en studio pour le label Drag City, ses disques transcendent le genre folk et recèlent une beauté à la fois mystique et dense, d’une intensité totalement singulière. Il n’est guère étonnant qu’à l’heure des bilans de la décennie, les meilleurs prescripteurs de la presse spécialisée (Pitchfork, Wire…) placent Dark Noontide en bonne place des classements. Son dernier album en date, Luminous Light, atteste que les limites de son monde sonique n’ont toujours pas été atteintes.

La disparition tragique de Jack Rose confère à cet entretien donné le 28 novembre — soit deux semaines avant sa mort — une teneur émotionnelle particulière. Vers la fin de l’entretien, Ben Chasny, qui ignore évidemment ce qu’il adviendra, évoque généreusement sa rivalité amicale avec le guitariste de Pelt. Ses silences sont ponctués chaque fois d’un regard qui en dit long sur les bons souvenirs qui lui reviennent en mémoire à l’évocation de son ami. Et nous de penser, en transcrivant ses paroles, qu’il ne pouvait lui rendre un hommage plus sincère et émouvant. So long Jack Rose.





Ben Chasny, l'homme derrière Six Organs of Admittance

Pinkushion : L’année 2009 fut très prolifique pour Six Organs of Admittance. Luminous Light, ton onzième album, est sorti l’été dernier. Tu viens également de publier Empty The Sun, musique que tu as composé et qui accompagne une nouvelle de l’écrivain Joseph Mattson. Et puis il y a eu la double compilation de raretés RTZ au début de l’année 2009.

Ben Chasny : En ce qui concerne la compilation RTZ, elle ne contient que des rééditions, du matériel déjà sorti qui date d’il y a dix ans. Donc pour moi il n’y avait pas de travail à fournir sur ce disque. Le seul album pour lequel j’ai dû vraiment travailler cette année est Luminous Light. Il y a aussi le fait que l’année dernière, je n’ai pas sorti d’albums de Six Organs, j’ai seulement enregistré la bande son d’Empty the Sun. Sa production a demandé beaucoup de temps, c’est pourquoi l’objet n’est sorti qu’à la fin de l’année. À la vérité, je ne suis pas plus productif que d’habitude, mon rythme n’a pas changé.

Tu collabores toujours à de nombreux projets parallèlement à Six Organs of Admittance. Même si tu n’es pas en train d’enregistrer un disque sous ton nom, tu as toujours d’autres disques en préparation. Est-ce difficile de concilier tout cela ?

Je pense que c’est intensif en termes de pop music. Il y a plusieurs facteurs qui font que les labels t’imposent des délais assez longs : tu enregistres un disque puis il faut partir en tournée, puis tu dois faire ceci, puis cela… Mais si tu penses en termes de musiciens de jazz, ces musiciens là sortent bien plus d’albums que je ne le fais. Ils sont toujours en train de travailler avec d’autres gens, d’improviser. C’est très courant dans ce milieu. Les gens ont du mal à comprendre, mais dans la forme cela reste de la pop music.

Luminous Light est ton quatrième album pour le label Drag City (Bonnie Prince Billy, Joanna Newsom). En regardant derrière toi, quel regard portes-tu sur tes débuts et tes albums enregistrés sur un quatre-pistes ?

A l’heure actuelle, je pense que mes prochains albums seront enregistrés à nouveau de cette manière, chez moi. En ce qui concerne l’approche en studio, je pense que je suis allé aussi loin que je pouvais. J’ai besoin de créer à nouveau sur mon quatre-pistes. Avec Elisa (ndlr : Elisa Ambrogio, sa compagne également membre de Magik Markers, elle l’accompagne également sur cette tournée), nous avons commencé un nouveau projet axé sur le chant. Nous enregistrons sur un quatre-pistes, c’est comme un retour aux sources en quelque sorte. Il y a un certain son dans l’analogique, vraiment, qui ne peut être reproduit, c’est tout ce que j’aime.

Cette fameuse approche lo-fi…

Oui. L’avantage quand tu travailles chez toi, c’est que tu peux enregistrer très rapidement lorsque l’inspiration vient. En studio, il te faut capturer le son originel que tu avais en tête avant d’y rentrer. Tandis qu’avec un home studio, les choses sont plus spontanées. Cette approche me manque.

Te sens-tu proche de quelqu’un comme Robert Pollard de Guided By Voices qui a sorti ses meilleurs albums durant sa période lo-fi. Ensuite en studio, ce fut difficile de retrouver la magie d’un Bee Thousand.

Je vois ce que tu veux dire. La différence est que sa musique se prête au format lo-fi, Robert Pollard joue du « dirty » rock’n’roll, et cela sonne meilleur enregistré de cette manière. Personnellement, j’aime aussi pouvoir travailler plusieurs couches de sons sur un 24 pistes : ajouter des drones, d’autres instruments… construire des textures est plus excitant ainsi. Mais j’aime autant ces deux différentes approches.

A partir du moment où tu as signé chez Drag City et commencé à enregistrer en studio, as-tu le sentiment d’avoir atteint un palier professionnel ?

Non (rire). Je ne pense pas que « professionnel » soit le mot. (long silence) Enfin, c’est dur à dire. J’ai commencé à tourner davantage, de ce point de vue là c’est plus professionnel. J’ai commencé à être loin de chez moi tout le temps. Je n’aurais pas fait ce genre de chose quand j’ai commencé. Je n’avais tout simplement pas le financement pour pouvoir entrer en studio. Une des raisons qui a fait que j’enregistrais sur un quatre-pistes est que ça ne coûte pas cher d’utiliser une cassette. Pour enregistrer sur une cassette 2 inches, cela coûte seulement 400 dollars.

Et sortir tes productions uniquement sur un format vinyle était-ce aussi une question de budget ou de son ?

Les deux. Car le son est bien meilleur ainsi. Mais cela coûte cher d’aller en studio et je n’avais pas — et je n’ai d’ailleurs toujours pas — les moyens financiers pour me le permettre aussi souvent. Si quelqu’un ne m’offre pas l’argent pour aller en studio, je ne peux me le permettre, et c’est même de plus en plus difficile maintenant. Voilà une des raisons pour lesquelles j’ai enregistré ainsi si longtemps, chez moi, et que je reviens à cette méthode.

Durant cette période, les albums que tu pressais à seulement 400 copies étaient épuisés très rapidement.

C’est venu bien plus tard en fait. Pour le premier album que j’ai sorti, j’ai mis cinq ans pour écouler mes 400 exemplaires (rires). Cela a pris pas mal de temps.

Utilisais-tu toujours le même quatre pistes pour tes premiers albums ?

Oui. J’utilisais le même sur les premiers enregistrements, mais il est cassé maintenant. Complètement détruit.

Les musiciens qui ont collaboré sur Luminous Light viennent d’horizons très variés. Le producteur Randall Dunn (Earth, Sunn O)))) figure sur les crédits, ainsi que l’altiste Eyvind Kang (membre de Secret Chiefs 3), le flûtiste alto Hans Tueber, le joueur de tablâ Tor Dietrichson, le batteur Matt Chamberlin (Robert Fripp, Bill Frisel) et le percussionniste Dave Abramson…

La plupart d’entre eux sont des connaissances de Randall Dunn, l’homme qui a produit l’album, ce sont d’ailleurs tous des musiciens de Seattle. Depuis longtemps, je voulais rencontrer Eyvind Kang, c’était comme un rêve pour moi. Mais les autres, je les ai rencontrés grâce à Randall. Luminous Light est un de mes premiers albums où je ne convie pas mes amis en studio. J’ai voulu casser un peu mes vieilles habitudes, travailler toujours avec les mêmes musiciens. J’avais envie plutôt de faire de nouvelles rencontres, juste pour faire sonner l’album un peu différemment. Randall et moi parlions beaucoup durant les sessions. On pensait à de nouveaux arrangements quand on travaillait sur un morceau. Randall me faisait une suggestion du genre « un bongo sonnerait pas mal sur ce morceau, je connais quelqu’un qui sait en jouer », ça se passait ainsi.

Es-tu fan du label d’Ipecac, le label de Mike Patton où est notamment signé Eyvind Kang ?

Certains disques, oui. Sais-tu que Mike Patton et moi sommes du même patelin, Eureka California ? Mr Bungle, son premier groupe, il l’a monté dans cette petite ville. Mais personne ne parle jamais d’Eureka parce que c’est un endroit horrible (rires). Nous sommes allés tous deux dans le même lycée, mais il a six ans de plus que moi.

L’ambiance générale de Luminous Light semble plus sombre que son prédécesseur Shelter From The Ash.

L’album fut enregistré durant l’hiver, ce qui a probablement influé sur l’ambiance. Par contre, Shelter… a été enregistré durant l’été. Une autre raison est que j’ai déménagé à Seattle, une ville où il pleut tout le temps, un peu déprimant lorsque tu viens de San Francisco. Ceci expliquant peut-être cela.

Le premier morceau de l’album, “Actaeon’s Fall (Against the Hounds)”, s’inspire de la mythologie grecque. Es-tu féru de ce genre de littérature ? (ndlr : le mythe d’Actéon dévoré par ses chiens pour avoir découvert malencontreusement la déesse Diane en train de se baigner nue).

J’ai lu un petit peu l’histoire mais c’est surtout le titre qui m’a inspiré. Souvent dans le processus de composition, je rentre dans une sorte de stratégie de nom de chanson (rires). La musique en elle-même m’a en fait plus inspiré que cette histoire. Connais-tu le film Django (ndlr : western spaghetti réalisé en 1966 par Sergio Corbucci) ?

Le western Spaghetti ?

Oui, et bien ce film m’a beaucoup inspiré pour la musique. Mais personne ne veut entendre parler de Django ou Machine Gun (rires) ! Finalement pour la construction de l’album et sa cohésion d’ensemble, il me fallait trouver un titre différent.

Quel genre de livres lis-tu ?

Le philosophe français Gaston Bachelard est un de mes auteurs préférés. Il y a aussi un autre auteur français que j’aime beaucoup, Henry Corbin, un spécialiste de l’islam qui a longtemps vécu en Iran et écrit sur l’ésotérisme dans l’islam et le soufisme. Et puis bien sûr, il y a Octavio Paz…

En parlant d’Octavio Paz, l’album, envisages-tu d’enregistrer une suite à cet album essentiellement acoustique et instrumental.

J’étais en train d’y penser pour éventuellement le dédier à Gaston Bachelard (rires). Mais à la vérité je ne sais pas. L’idée est que tu ne peux pas dédier un album à un auteur et avoir des mots dessus. Ça n’a pas de sens. Je n’ai pas de plans immédiats, mais je pense que j’en ferais un autre, peut-être.

Es-tu toujours en contact avec Jack Rose et Glenn Jones ?

Glenn Jones est un bon ami de Jack Rose. Mais je ne le connais pas vraiment, nous nous sommes rencontrés qu’une seule fois. Je suis par contre effectivement ami avec Jack Rose, nous nous connaissons très bien. J’ai d’ailleurs passé quelques jours chez lui à Arboréa, il y a deux mois.

Projettes-tu un jour d’enregistrer un album avec Jack Rose ?

Nous sommes tous les deux trop différents. On essaie de chercher… Enfin chercher n’est pas le mot. A vrai dire, nous sommes en désaccord sur beaucoup de points musicaux. Nous sommes toujours en train de nous battre… Enfin, se battre n’est pas le terme. Mais tout cela reste très sain (rires). Par exemple, il adore John Fahey et moi j’aime Leo Kottke, on se chamaille chaque fois pour savoir qui des deux est le meilleur. Autre désaccord, je prends du plaisir à jouer de la guitare électrique alors que lui s’en moque. C’est mieux, donc, que l’on mette musicalement tout ça de côté pour garder intacte notre amitié.

Aimes-tu Robbie Basho, l’une de ses idoles ?

Oui, j’aime beaucoup Robbie Basho. A la vérité, j’aime aussi John Fahey, mais je ne l’avouerai jamais devant Jack, car il déteste Leo Kottke. C’est un peu une rivalité amicale.

Leo Kottke n’est peut-être pas assez sombre pour lui.

Effectivement. C’est peut-être trop positif et populaire pour lui.

Peux-tu nous en dire un peu plus sur tes projets pour 2010 ?

Je n’ai pas encore beaucoup de choses qui sont prêtes. Richard Bishop (ex Sun City Girls), le batteur Chris Corsano et moi avons formé un trio. C’est une sorte de nouveau groupe. Nous allons certainement tourner en mai prochain ensemble.

Quels groupes écoutes-tu en ce moment ?

Pas mal de country, Waylon Jennings, Kris Kristofferson, Gary Stewart, Merle Haggard… Ce genre de choses.

Enfin, peux-tu nous donner tes cinq albums favoris ?

Jesus ! Allons-y ! Je vais en profiter pour régler mes comptes avec Jack Rose… (rires)

FushitsushaLive 2

Velvet UndergroundWhite Light/ White Heat

Van MorrissonVeedon Fleece

Leo KottkeMy Feet are Smiling

Bill FayTime of the Last Persecution

Ecouter et voir la vidéo « ANESTHESIA » :