Après deux récents passages remarquables du saxophoniste Rob Brown lors du festival Sons d’hiver, retour poétique sur l’unique disque toujours sans suite de son Ensemble : Crown Trunk Root Funk, le premier enregistrement de l’altiste avec Craig Taborn, William Parker et Gérald Cleaver.


Deux notes, trois temps, une allure, une cymbale, un tome, un courant, un cri.
Les plaques d’eau se détachent. « Rocking Horse ».
Rob Brown s’aiguille dans la musique. Il sait où il va et cette assurance est une clef bleue pour les possibles. La porte des sentiments est ouverte. Au lyrisme et à l’affolement. A l’intelligence commune du quartet : on ralentit dans un couloir de mélodie pour bâtir une autre colonne de sons. Tout est parallèle et contraire.
Les embruns de l’alto sont une pierre.

Les toiles du piano sont une pierre.

Le microscope et le scalpel de la batterie sont une pierre.

Les barreaux d’échelle de la contrebasse sont une pierre.

Rebonds. Ricochets. Echos.

Sur ce premier disque de l’Ensemble Crown Trunk Root Funk, la pensée agit sur elle-même en provoquant sa propre réactivité. C’est le grand jeu de la pensée déployante. La musique court sur une rivière de pierres où l’altiste bondit sur une matière (aussi bien bop que free) qui se resserre et s’évapore. Des nuages à la surface.

Une image âgée de cent ans : en république tchèque, une vieille dame s’arrête au bord d’une route pour regarder les veines blanches d’une rivière gelée. Quelque chose change dans sa manière d’observer le monde et de le faire entrer en elle. L’eau réagit en gelant par une température négative, mais cela n’est que ce qui est. Elle voit également son visage craquelé en dessous des plaques. La réaction physique du gel est un élément de la réalité qui lui permet de voir ce qui n’est pas, une clef bleue pour ouvrir le réel.

Dans les rivières tchèques comme dans les sept morceaux de ce disque, les signes sont partout et libèrent des passages (les landes de bruits dans « Sonic Ecosystem »). La langue (le jeu) se mêle à sa propre réaction. La musique est de l’écoulement.
Par chance, l’eau de cette rivière est vivante, elle est pleine de la vie des trois musiciens que Rob Brown a rencontrés pour la première fois en 2006, au Vision Festival, et qu’il invite ici pour un premier enregistrement de son Ensemble : Craig Taborn (piano), William Parker (contrebasse) et Gérald Cleaver (batterie). Un des quartets les plus intelligents et les plus sensibles que l’on puisse entendre aujourd’hui.
S’y joue une musique physique, de l’ordre du temps — parce que la mémoire des sons est mise en relief — et de l’ordre de l’espace — parce que chaque interaction voyage dans son propre système. Si la musique n’est pas un langage universel, il n’en reste pas moins que « l’alchimie du verbe » prend tout son sens avec ces musiciens de quatre rivières et de quatre langues.
Les dialogues de Craig Taborn et de Rob Brown sont extrêmement riches et fluides. Ils se développent dans plusieurs directions où la musique les porte en avant : les doigts — la pensée — de l’un et de l’autre sont deux miroirs déformants dans une chambre d’échos. Les réverbérations du réel. William Parker, le sorcier de lumière, est dans toutes les occasions le pilier arc-en-ciel de cette profusion musicale. Le rythme, le groove et les appels ne manquent jamais, au contraire, ils soutiennent, accentuent, perturbent ou défient. Dans ce même endroit au même moment, Gérald Cleaver et Craig Taborn complotent dans la pièce invisible du studio une nouvelle voie de lancement.
Ces musiciens créent du dédoublement dans la persévérance. Ils naviguent à l’intérieur d’eux-mêmes grâce aux réactions qui se produisent avec les autres. Assistons à leur rite magique, l’entendement et l’imagination penchés sur le bord de la rivière qu’ils remontent.

– Le site de Orkhêstra

– En écoute : « Exuberance »