A l’occasion de la parution plus ou moins confidentielle du premier album de Arlt, La Langue, dans lequel on voit qu’une eau claire peut très bien couler sur du roc sombre, le duo nous parle de sa venue au monde.


Aujourd’hui des milliers de musiciens tissent amoureusement leur ouvrage dans l’immense toile contemporaine que sont les réseaux virtuels. En glanant de ci de là, on revient presque instinctivement sur la page MySpace de certains groupes à la force d’attraction évidente. Arlt est de ceux-là qu’on aime suivre dans leur développement naturel depuis leur début, il y a quatre ans.

Leur premier album à peine disponible, Eloïse Decazes et Sing-Sing survolent joyeusement New York, Chicago et Toronto. Avec un peu de chance, on peut aussi croiser leurs deux grandes silhouettes se mouvoir étrangement sur les scènes parisiennes. Leur prestation d’une densité et d’une maturité remarquables nous a déjà hypnotisés au Zèbre, en compagnie de Bertrand Belin ou Holden, aux Trois Baudets ou encore au fond de la salle trop étroite de la Java d’où jaillissait la rocaille sonore de Sing Sing au chant lent et grave, lit parfait pour les eaux limpides déversées par Eloïse.

Pinkushion : Le chemin de Arlt s’est tracé tout naturellement (et rapidement) à deux, mais chacun a eu aussi sa préhistoire personnelle. Vous nous racontez vos débuts, votre rencontre ?

Eloïse Decazes : Je traînais un répertoire de chansons traditionnelles, pour la plupart datées du Moyen-Age, a capella ou avec des musiciens de passage, dans les bars ou dans des lieux informels, pas forcément dévolus au « spectacle vivant ». J’étais, et je reste, attachée à cette tradition orale transmise comme ça, de siècle en siècle ,à ce rapport quotidien au chant et aux chansons, un rapport qui ne les limite pas à une quelconque « scène », à une idée de « métier », ou à ce qu’on appelle en général « un projet artistique ». La musique que j’écoutais le plus : des chants sacrés ou bien des berceuses, des chants de femme au travail, des chants rituels. Sing Sing, lui, a débarqué avec sa passion pour les disques, l’Histoire du rock et de la pop culture. A l’origine, j’étais très éloignée de ça.
Ce répertoire de chansons traditionnelles s’est solidifié depuis en duo avec le guitariste improvisateur Eric Chenaux. On est en train de terminer un album. On ne le joue pas très souvent malheureusement. Ce garçon habite Toronto. Mais c’est une autre histoire.

Sing Sing : J’essayais d’écrire des chansons, en français, dans un jeu de cache-cache permanent avec mes amours musicales : le Velvet Underground, les bluesmen d’avant-guerre, les songwriters américains plus ou moins marginaux. J’avais enregistré quelques CDR que je vendais à l’issue de rares concerts. J’ai quand même fini par publier un EP, Ton pire cheval, sur feu le label Minimum. Est-ce que j’attendais autre chose ? Je ne sais plus, je ne crois pas.
Toujours est-il qu’un soir, j’ai été invité à jouer quelques morceaux à la carte blanche de Nicolas Flesh au Limonaire et Eloïse était là qui, à voix nue, poussait ses chansons devant elle, comme des machins qui brûlent. Je ne la connaissais pas, j’ai été intrigué. Par les chansons d’abord, longues, austères et impassibles, comme des récits violents écrits dans une langue inouïe, très ancienne et qui pourtant m’a paru très neuve. Par son chant ensuite, qui me semblait complètement largué par rapport aux canons de notre époque, et qui m’a presque foutu la trouille (ce calme orageux, menaçant, cette blancheur sale). Je l’ai trouvée… bizarre. Mais j’ai bien aimé.

Eloïse : Moi je l’ai trouvé … très ivre.

Sing Sing : Faux ! Je n’étais pas ivre !

Eloïse : Tu en avais l’air. Ta guitare était mal accordée, tu marmonnais une chanson lugubre avec une cigarette à la bouche, ce que je trouvais arrogant et puéril, je ne comprenais rien, j’ai vite laissé tomber pour aller boire des coups dans les loges. Je me suis demandée « qu’est-ce que c’est que cette plaie ? »

Sing Sing : Bon . Quelques semaines plus tard je la croise dans un bar en compagnie d’un ami commun et autour d’un verre on reparle de ses chansons. L’ami commun en question lui suggère, par facétie, ou mauvais esprit, de m’auditionner comme guitariste. Je ne sais pas, compte tenu de ce qu’elle vient d’avouer si ma conversation brillante la convainc de réviser son jugement ou si c’est juste qu’elle est timbrée, mais toujours est-il qu’elle relève le défi et me propose un rendez-vous. On répète, on donne deux concerts ensemble, je lui massacre son bastringue à coups d’accords tordus, on joue sur le fil, ça menace de se casser la gueule à chaque mesure, c’est aveugle et terrifiant, son chant dessine des paysages autour d’elle dans lesquels, moi, je n’ai plus qu’à me rouler en pissant dans mon froc et patatras, c’est une évidence : quelque chose se passe, auquel je n’entrave que dalle, qui me perturbe puissamment et qui ne me lâchera plus.
Très rapidement, donc, je me mets à écrire des chansons avec sa voix en tête. Ces chansons, elles me poussent au ventre, presque toutes seules, alors que jusque-là j’étais tellement laborieux, prudent, cérébral, hésitant. Je les lui propose, timidement, comme on offre un bouquet de fleurs, comme on bégaye une déclaration d’amour, comme on esquisse une espèce de danse nuptiale mal assurée. C’était « La Rouille », C’était « Les Dents », c’était ce genre de choses.

Eloïse Decazes et Sing Sing

En quelques années, Arlt s’est trouvé et développé, quelles ont été les étapes décisives de votre chemin déjà bien riche ?

Sing Sing : On a débuté sans idée précise d’où tout ça était censé nous mener. On a donné des concerts au hasard des invitations. Puis nous avons enregistré assez vite un CD 4 titres, pour voir, parce qu’on n’avait qu’une idée très vague de ce à quoi tout ça ressemblait et qu’il fallait vérifier. Le temps a passé, très naturellement, on a voyagé, fait des rencontres, des découvertes, joué encore, dans les bistrots, les salles parisiennes, en appartement, en province, à l’étranger. On a vécu.

Eloïse : Je n’ai pas l’impression d’avoir vraiment franchi des étapes, des paliers. En 4 ans, Arlt a été moins une ascension verticale qu’une histoire horizontale déroulée dans le temps…

Sing Sing : Horizontale, mais avec ses digressions, ses détours, ses fausses routes aussi, parfois…

Eloïse : On a fini par enregistrer La Langue. Il y a un an déjà.

Sing Sing : Et nous voilà.

Il semble que vous êtes fidèles à une certaine famille, peut-être même d’avantage à une combinaison de sources pas seulement musicales, mais aussi littéraires, spirituelles, géographiques. Vous diriez-nous d’où vous venez ?

Arlt : A une famille ? A des amitiés, plus certainement, à des sympathies, des influences. Les gens qui nous ont marqués sont tellement isolés, solitaires pour la plupart, qu’on s’en voudrait de les regrouper de force au sein d’une communauté, forcément arbitraire, forcément artificielle. Plus encore de leur imposer la paternité de Arlt, ce dont ils ne sauraient sans doute pas quoi foutre.
Parlons de Red, par exemple. On est marqués à vie par son album Felk, par sa façon de mêler naturellement le passé et le présent dans une durée palpable, ce dialogue fécond entre l’archaïsme du blues et une électronique futuriste. C’est un disque parfois très abstrait et qui pourtant saisit la matière à bras le corps, qui fabrique des ponts, qui élabore des concepts et en même temps reste très spontané, très brut, très physique. Qui bouleverse dès la première écoute et pour longtemps.
Des disques de Colleen aussi, entre autres pour leur grande qualité de rêverie, leur mémoire longue, la multitude de goûts et de parfums capiteux qui les traverse. On aime sa façon de se construire son propre langage à partir d’une multitude de voix passées et dont elle ne semble ne garder que les empreintes. Sa culture musicale est vaste, éclectique et si sa propre musique s’en ressent, on n’en reconnaît que très lointainement les attributs les plus visibles, les plus spectaculaires. Colleen ne juxtapose pas ses influences comme les pièces d’un patchwork. Elle les digère, les mêle à son vocabulaire personnel et épuré, elle ose la synthèse alchimique, un commerce avec les fantômes pas du tout mortifère et même complètement vivifiant.
On aime également beaucoup Manuel Bienvenu dont les qualités de chimiste et de flibustier sont des excitants vrais. Son songwriting est protéiforme, il refuse de choisir entre l’intelligible et le sensible, il émeut, flatte l’intelligence, débride les instincts, tout à la fois.

Ces artistes sans boussole et sans chapelle sont les meilleurs modèles qui soient en cela qu’ils t’apprennent surtout à être toi-même, qu’ils t’encouragent en premier lieu à n’en faire qu’à ta tête, quoi qu’il arrive. Il n’y a pas matière à les imiter.
Eric Chenaux, Joséphine Foster, Norberto Lobo, Sport Murphy, eux aussi, par leur liberté, leur gai savoir, l’excentricité de leurs appétits, sont des compagnons qui nous donnent envie de continuer et de nous bonifier. Tous des contrebandiers, qui plus est, de grands irréguliers. Et faites-nous plaisir, intéressez-vous à Greg Gilg et Julien Grandjean.
Voilà pour le spirituel et le géographique. Pour ce qui est des influences littéraires, on verra une autre fois.

L’enfance semble aussi être l’un des terreaux qui ouvre vos espaces non ?

Sing Sing : Si par enfance, tu entends expérimentation naturelle, curiosité permanente, sérieux dans le jeu, sauvagerie du trait, alors j’aimerais penser que oui.
Si cela implique qu’on puise dans la collection fétichiste des objets ordinairement liés à l’enfance, qu’on cultive la nostalgie d’un paradis perdu et le repli régressif, alors, mon dieu, j’espère bien que non.

Dans quelle mesure vous sentez-vous concernés par la chanson française ? Ou pas ?

Arlt : On ne sait pas. On n’a jamais bien compris ce que ça signifiait. On aime Brigitte Fontaine, Albert Marcoeur, Dick Annegarn. Est-ce que c’est de la chanson française ?

Vous avez de très bons compagnons de routes qui ont pris part à la construction des vos morceaux, voulez-vous nous en parler ?

Sing Sing : Bertrand Belin nous a aidé à accoucher du premier CD 4 titres. En jouant un peu de guitare et de violon, en nous tirant vers le haut ; c’étaient nos balbutiements, il a su nous écouter, nous guider, nous ouvrir les yeux avec le flair, l’élégance, la lucidité qui le caractérisent, sa capacité à voir se qui se cache derrière les choses surtout, et à les révéler dans toute leur lumière (même trouble). Ses propres chansons sont à mon sens parmi les plus belles et les plus intrigantes qui soient. Il est de ces rares en France à écrire avec ce qu’il ne sait pas. L’écouter rend la vue. Son prochain disque est de toute beauté.
Mocke, du groupe Holden, nous accompagne parfois sur scène et il a réalisé notre album. Il a un jeu qui puise lui aussi à d’innombrables sources inattendues pour en faire un alphabet singulier, insolite. Il hommage ses passions musicales en leur tordant le cou, c’est une manière de faire qui nous réjouit. Il sonne un peu comme un truc en train de fondre, c’est marrant. Et nous aimons la discrétion, l’excentricité sans tapage, l’impressionnisme de son jeu. Il ombre nos chansons, y jette des tâches, y allume des lampes ici et là, pour les faire clignoter doucement. Il apparaît puis s’efface, il tire des fils et des perspectives, il ouvre des hypothèses nouvelles, il suggère des trucs et n’insiste pas. Et il a un côté sale gosse qui nous plait bien.

Mocke et Sing Sing

Votre musique bien que tout à fait moderne semble venir d’un temps très reculé, celui des contes et des mythes. Que pourriez-vous dire de cette mémoire ancestrale ?

Sing Sing : Moderne, pas sûr. Le moderne voulu moderne en tout cas me paraît d’ailleurs souvent un peu vieillot. Comme dit Cingria « Ce qui m’incendie le bulbe à moi, c’est le neuf ». Si tu découvres pour la première fois une peinture rupestre, un poème aztèque, une île, ça te paraît forcément neuf. Tu es étonné, excité, requinqué, tu peux y trouver de nouvelles sources d’inspiration. C’est inédit. Et ça n’est pas moderne. C’est ce que je disais plus haut concernant les chansons médiévales d’Eloïse. Bon, cela ne signifie pas que j’estime que Arlt est neuf, attention. Disons que c’était un aparté.

Pour en revenir à la question de la mémoire ancienne, je pense que c’est Eloïse qui fait cet effet-là. Eloïse qui n’a plus pris la parole depuis un bout de temps, d’ailleurs.

Eloïse : « Où sont tes chiens Renaud et ta chasse gentille ? Ils sont dedans le bois, accoure blanche biche, arrêtes-les Renauld arrête, je t’en prie… »

Vos chants sont des paysages posés avec peu d’éléments, vos textes sont souvent très courts. Comment se composent-ils, comment creusez-vous votre sous-sol ?

Sing Sing : Je n’aime pas trop, en chanson, les longs développements ni la surcharge d’informations. Je me méfie du vouloir-dire. Dans la vie, je suis bavard (la preuve) et ça me dérange de trop me reconnaître dans le travail, d’y entendre et d’y lire toute ma propre bêtise. De plus, j’affectionne les ellipses, les raccourcis, et aussi laisser l’espace nécessaire à l’auditeur pour apporter un peu de son manger et de son boire, tant qu’à faire. Pour autant, je fuis l’écriture trop blanche et trop sèche. Je préfère les langues affolées, délirantes, retorses. J’en arrache seulement des lambeaux pour en faire de la musique, sinon c’est imbuvable.

Tout ça se fabrique dans un mélange (variable) de spéculations et de vol à la tire, de cogitations et d’accidents. D’attente et d’espoir, aussi, un peu. Ecrire une chanson, c’est à la fois jouer les arpenteurs, les petits chimistes, les sourciers, les bricoleurs du dimanche, et les magnétiseurs. Tu cherches la chanson, tu la regardes se faire comme elle veut, tu l’aides un peu.
Eloïse, elle, n’écrit pas vraiment (elle refuse). Mais elle parle bien, alors parfois je lui chourave des phrases entières (je me sers dans sa conversation, ses soliloques, ses coups de colère ou ses mots d’amour). C’est le cas de « Revoir la mer » ou d' »Une joie », par exemple. D’autres fois, elle corrige mes propres phrases : « ce mot là ne résonne pas… plutôt dit comme ça, ce vers aurait plus d’angle… ». Après on se jette le tout en bouche comme des toupies devenues folles et on mastique, pour voir comment nos gueules vont se démerder avec ça dedans qui tourne sur soi et fait du bruit. Je considère donc que nous écrivons à deux, et d’oreille.

Enfin, c’est à travers son chant, que les chansons trouvent toute leur tenue, leur souffle, leur phosphorescence. Aussi, elle les délocalise, les fait basculer vers un point que je suis moi, incapable de soupçonner initialement. J’arrive avec des images potentielles, lointaines, qu’elle rend vraiment visibles. Elle ouvre en outre dans la phrase la plus anodine des portes communiquant avec le fantastique, le surnaturel. Eloïse dit « bonjour » et hop, les spectres rappliquent. Elle dit « sandwich » et c’est la 4ème dimension. Qu’est-ce que tu en penses ?

Eloïse : Sandwich

Sing Sing : O-K… Et donc, musicalement, oui, c’est assez épuré aussi. Quelques accords simples, joués plutôt primitivement, avec de temps en temps une petite sophistication inattendue, parce que j’aime bien les surprises, parce que j’aime bien rendre les choses un peu difficiles à situer (ainsi dans un blues, un accord subit de bossa-nova, c’est louche et ça m’amuse). Les voix, et puis Mocke qui gribouille à l’arrière, quelques menues ornementations bizarres et c’est tout. Pour rester près des chansons, à l’os. Parce que, justement, nos goûts sont nombreux et variés et qu’on ne veut pas noyer les chansons sous les références, les citations. Mieux vaut suggérer, « jouer le manque » comme dit Fabrice Fuentes. C’est notre façon d’être honnête vis-à-vis de ces histoires musicales très fortes qui ne nous appartiennent pas, de leur témoigner notre amour sans les coloniser, sans les battre toutes ensemble en un brouet douteux. Et puis, nous aimons penser que c’est susceptible d’ouvrir l’imagination.

Quel est votre rapport aux concerts, à la scène ?

Sing Sing : Variable. Il ne s’agit pas, en tout cas, d’élaborer un show efficace, de convaincre un auditoire (ni de chercher la connivence avec lui, encore moins la communion, ce qui serait glaçant, quand on y pense). Jouer sur scène, c’est se donner à voir en situation, souvent inconfortable d’ailleurs, et essayer de s’en sortir, en empruntant des chemins de traverse, et dans la joie si possible. Ce que le public voit, en définitive, c’est une chorégraphie bancale de jeunes singes défoncés sur un trapèze pourri. Y’en a qui aiment pas.

Et comment s’est fabriqué cet album ? Dans quelles conditions le produisez vous?

On s’est enfermé pendant une dizaine de jours avec Mocke dans une maison au bord de l’océan. Levés chaque jour avant l’aube, enregistré live, face au jour levant, 3 ou 4 prises par chanson, rarement plus. Si un morceau nous résistait, on lui offrait une petite cérémonie d’adieu et on l’abandonnait. Mocke enregistrait à mesure qu’il apprenait à se servir du matériel (qu’on nous avait prêté), et improvisait ses parties de guitares dans le même mouvement. Le reste du temps, on buvait du vin, on discutait, on marchait sur la plage, on bouquinait, le tout dans une extrême concentration. A la fin du séjour, Pierre-Jean Grappin qui a longtemps joué dans Holden nous a rejoint. Il a découvert les morceaux et improvisé par dessus les rares parties de batterie qui émaillent le disque. On a enregistré quelques overdubs (des chœurs, des claquements de doigts, des petits bruits), on a mixé dans la foulée, aidés en cela par J.B Bruhnes.
Tout l’enregistrement fut un mélange de cogitation collective et d’improvisation, de règles strictes et de confiance en les forces du hasard. Le son que nous avions en tête était un son brut, qui témoigne de notre présence physique à tous les deux, avec quelque chose de pas commode et de tremblé. Et il fallait que nous puissions reconnaître chaque chanson (on les avait toutes rodées sur scène avant), qu’aucune d’entre elle ne s’égare en route dans les méandres du travail en studio et en même temps, nous voulions leur donner la possibilité de nous étonner une nouvelle fois, il fallait les pousser à nous livrer encore quelques secrets qu’elles avaient jusque là gardé pour elles. Il n’était pas question de les figer, de les polir, de les rendre plus aimables. « Achever » une chanson, c’est comme achever un cheval. Or, il importait de les donner à voir et à entendre comme de petits organismes vivants. De créer un environnement où il leur serait loisible de prendre forme, même de traviole, chacune avec ses propres mystères, ses propres bizarreries (il n’y a rien de pire que le mystère préfabriqué, que la bizarrerie intentionnelle). Ce sont au final des chansons toujours instables, ajourées, mouvantes, pas tout à fait fixées, ni tout à fait définies.

Les conditions de production ? Nous avons d’abord emprunté de l’argent à nos pauvres amis puis réussi à obtenir une aide de la SACEM pour fabriquer l’objet. Aucun label n’a voulu du disque (c’est vrai, les pauvres sont suffisamment à l’agonie sans qu’on en rajoute), alors on se débrouille tous seuls. Il est pour l’heure disponible lors des concerts et par correspondance. Il n’est pas exclu qu’il soit distribué avant l’hiver prochain, nous verrons bien.

Je vous verrais bien tourner dans un film, un genre de western avec votre bande son, où le verbe et la guitare sécheraient au soleil. Etes-vous sensible aux images, au cinéma ?

Sing Sing : Un Western ? J’aimerais mieux une histoire de fantômes (diurne) ou une comédie inquiète dont on ne sait pas bien si c’est vraiment drôle ou pas. Ou un film érotico-fantastique sans le sou. Tout ça à la fois, remarque, c’est très bien. J’aime voir des films, oui, et j’en vois beaucoup. Mais le cinéma ne m’intéresse pas spécifiquement pour ses qualités picturales. J’aime Chaplin, Lubitsh, Bunuel , Tourneur. D’autres.

Eloïse : C’est important pour moi de VOIR. Pas forcément voir ce qu’on me montre, d’ailleurs (ce que me montre un film ou quoi que ce soit). Mais voir « à partir » de ce qu’on me montre. Mes principales émotions m‘arrivent par l’oeil. Elles ne s’y arrêtent pas, bien sûr ; après, je les transforme, je les pense. Le Voir c’est une porte. Même quand je chante, c’est pour voir. Je ne sais pas comment dire, excusez-moi si tout ça paraît un peu ésotérique. J’ai besoin d’images en tout cas.

Sing Sing : C’est d’ailleurs elle qui a fait toutes les photos de la pochette de notre album.

Eloïse : Je ne m’intéresse pas à la technique. Je ne développe pas moi-même mes photos, j’utilise des appareils défectueux, jetables ou que je ne maîtrise pas. Je n’ai pas de projet d’ensemble, de discours critique, ni même de culture quand à l’art de la photographie. Là aussi, c’est plutôt une pratique quotidienne. Comme chantonner dans la rue. Comme danser (je danse beaucoup). Je flâne, je regarde, de temps en temps je pressens un truc, un signe, comme si le réel me faisait une promesse. Alors, je clique, sachant que l’appareil ne va en faire qu’à sa tête. En général, la promesse est tenue, enfin pour moi, et je n’y suis par pour grand-chose, sinon peut-être que j’ai su être attentive.

Sing Sing : Ses photos sont floues, pleines d’accidents, de superpositions de beauté incongrue. Je me dis parfois que c’est vraiment comme ça qu’elle voit les choses : comme ce qu’on voit, nous, sur ses images. Je me répète, mais j’ai vraiment l’impression de ça : qu’elle voit des fantômes et les donne à voir. Effectivement, qu’elle chante, danse, ou fasse des images, il en résulte toujours ce même sentiment d’étrangeté.

– A écouter, La Langue, disponible contre un chèque de 12 euros à l’ordre d’Eloïse Decazes, 4 rue de la Martinique, 75018 Paris ou via MySpace. Suivront une distribution digitale et peut-être physique pas avant l’automne.

– A lire, une chronique sur La Langue