Chroniquer un album de Women, c’est envisager toutes contradictions. Ou comment composer les mélodies garage pop les plus belles qui soient et l’instant suivant dévier ses guitares vers un feedback anxiogène éradiquant nos repères… Le quatuor canadien art pop de Calgary assume parfaitement cette bipolarité, et son second album Public Strain, exulte cette assurance.


Dans un petit bar de la rue de la soif à Bastille, un vieux titre des Fab Four passe en fond sonore, nous décidant à nous y installer. L’entrée en matière musicale est inespérée, car écouter “Ticket to Ride” en présence du leader de Women, Pat Flegel, implique forcément d’avoir en tête “Black Rice”, la pop song parfaite de l’année 2008 tiré de leur premier album. Non seulement disert et emballé sur le moindre sujet ayant trait à la musique, le jeune homme fait, de plus, montre d’une insatiable curiosité, réalisant le grand saut des références entre obscures formations garage sixties et avant-garde new-yorkaise, entre autres. L’avalanche de noms cités lors de cet entretien montre à quel point les deux disques étranges de cette formation à guitares érudites — la rencontre de Syd Barrett et Glen Branca, assurément l’une des plus singulières du moment — ne sont pas le fruit du hasard.

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Patrick Flegel (voix, guitare) : J’aime tout des Beatles, leurs vieilles popsongs très directes jusqu’à leur facette plus psychédélique, comme sur Magical Mystery Tour. Leurs albums étaient incroyables, ils ont arrêté de faire des concerts car les cris de la foule étaient trop forts et couvraient leurs chansons. J’imagine que jouer dans ces conditions n’avait plus de sens. Ça les a incités à repousser les limites de l’enregistrement studio, à expérimenter en utilisant notamment des sonorités indiennes et des bandes à l’envers comme sur “Tomorrow Never Knows”… Il y a cette chanson très psychédélique que j’adore sur Sergent Pepper, “Within You, Without You”.

Pinkushion : La fameuse chanson de George Harrison… Venons-en aux faits. Comment Women s’est formé ?

Patrick Flegel : Il y a d’abord mon frère Matt (Flegel, basse) qui joue dans le groupe. En ce qui concerne les deux autres, je connais Mike (Wallace, batterie) depuis l’âge de 10 ans, et Chris (Reimer, guitare), 13 ans. Nous avons toujours joué de la musique ensemble. J’ai commencé la guitare à l’âge 10 ans. Et même Rod, notre tour manager, nous le connaissons depuis l’âge de 16 ans. Mon père a eu une influence considérable, c’est un passionné de musique. Il a arrêté notre abonnement câble de la télévision pour me payer de quoi prendre des cours de guitare pendant un an. Il m’a ensuite montré comment jouer des morceaux de Neil Young. Tout est parti de là. Dès le début, j’ai voulu apprendre à jouer des morceaux que j’aimais et non pas apprendre les bases classiques… Aujourd’hui encore, je ne sais toujours pas vraiment ce que je fais avec mon instrument, mais c’est aussi ce qui me motive (rires). Mon père était fan de Django Reinhardt, il en était complètement obsédé. A tel point qu’on allait voir des festivals Django Reinhardt, ce genre de musique…

Votre père était un bon guitariste ?

Pas vraiment (rires). Il jouait la rythmique de Django et moi je passais des heures à décortiquer sur le lecteur CD les incroyables solos improvisés de ce guitariste qui avait moins de doigts que moi. J’étais bluffé. J’écoutais déjà de tout à cette époque, du grunge diffusé à la radio en passant par le gipsy jazz.
Auparavant, j’ai joué dans un groupe qui sonnait comme du Mogwai, mais j’étais très frustré. Et puis j’ai découvert à ce moment là des groupes qui m’ont beaucoup influencé, c’était comme si j’attendais jusqu’ici que quelque chose se passe. Et c’est arrivé. J’ai décidé alors de quitter le groupe pendant l’enregistrement de l’album et de monter mon propre projet. Women a commencé en 2007, on s’est rassemblés dans mon appartement pour travailler sur quelques unes de mes compositions. Mais auparavant, j’ai traîné pendant deux ans, je travaillais sur mes démos sans en parler à personne, je commençais à sérieusement douter. Le jour où mes potes sont venus chez moi, les choses se sont enchaînées. Le fait qu’on soit ici n’est que le résultat d’une série d’accidents. Et maintenant je suis à Paris. (sourire)

Comment se passent ces concerts en Europe. Aimez-vous partir en tournée ?

Absolument, c’est un moyen différent de voyager. Les gens qu’on rencontre sont aux petits soins pour nous. Il y a même des gens de la précédente tournée avec qui nous avons gardé contact, ce qui est assez étonnant. Il y a bien sûr des aspects ennuyeux : on passe seulement six heures éveillés dans une ville, on ne voit pas grand-chose. C’est un peu étrange d’être à Paris et ne pas profiter de cette ville parce qu’il y a le soundcheck à faire. Mais j’aime aussi rencontrer les gens, visiter les villes quand je peux. Celle d’où je viens au Canada, Calgary, est totalement différente. C’est une ville jeune, très ensoleillée et étalée, à l’opposé des villes européennes où tout est très condensé. Cela me fascine.

Le songwriter Chad VanGaalen a produit vos deux albums. Cela doit être enrichissant de pouvoir bénéficier de l’expérience de ce prodigieux touche-à-tout.

J’écoutais religieusement ses disques avant de le connaitre. Il est aussi de Calgary, et là-bas, peu de groupes vous impressionnent vraiment. C’était très stimulant de savoir qu’un mec enregistrait de telles chansons dans ma ville. Je n’aurai jamais pensé le rencontrer. Coïncidence, il s’est avéré que le groupe de mon frère a tourné avec lui. Matt a enregistré quelques lignes de basse sur ses chansons, Et puis nous sommes devenus amis. Il nous a d’emblée signés sur son propre label, Flemish Eye. C’est un grand honneur pour nous, car il n’avait jamais enregistré un autre groupe jusqu’ici. C’est quelqu’un de très créatif, qui a la particularité de transmettre ses bonnes vibrations à son entourage. C’est un peu comme une famille, sa femme aussi est géniale, ils ont deux enfants adorables.

Quelle est sa part d’implication dans le processus d’enregistrement ?

C’est étrange, nous avons une idée assez claire des choses. On se sent très confiants sur comment le groupe doit sonner. J’aime manipuler chaque infime détail, c’est ce qui définit les chansons. Ces petites choses ont beaucoup d’importance. Chad n’est pas vraiment un producteur dans le sens où il n’est pas du genre à rester collé constamment à nos bottes. Notre approche est très organique, très naturelle, on partage des idées tous ensemble. Il apporte parfois des idées qui ne nous auraient jamais traversé l’esprit, comme inclure un Thérémin sur certaines chansons. Mais c’est quelqu’un de très accommodant qui ne tente pas de s’imposer, car il sait que ce n’est pas de cette manière qu’il aimerait enregistrer ses disques. J’aime les disques de Chad, mais je ne veux pas nécessairement que nos disques sonnent comme le sien.

Votre premier album était imprévisible, expérimental mais aussi doté de pures pop songs comme » Black Rice », qui vous a fait connaitre. Je demandais si vous n’aviez pas rencontré des personnes déroutées par vos morceaux expérimentaux ?

C’est plutôt amusant comme situation. Parfois, certains viennent au concert et c’est évident à leur réaction qu’ils ont seulement écouté les deux pop songs sur l’album — « j’ai payé pour ça, qu’est-ce qui se passe ? » (sourire). Personnellement, j’aime être surpris lorsque j’écoute un album. Je ne me compare pas aux Beatles, mais nous avons les mêmes aspirations : chaque chanson doit être unique. Finalement, ces gens là n’aiment pas notre groupe, car ils n’aiment que quelques chansons, ce qui est plutôt drôle. Ça ne me dérange pas.

D’où vient cette facette très pop du groupe ?

Je suppose qu’elle vient de moi, j’écoute différentes sortes de pop musique. Pas mal de country : Patsy Cline, Roy Orbison, les Everly Brothers… Mais j’aime autant la vieille black music chez Motown, Chess Records, Eddie & Ernie un duo de songwriters qui m’a énormément influencé lorsque j’ai commencé à apprendre à chanter. Ils sont très sous-estimés. Qui d’autres ? Dara Puspita, un incroyable girl group indonésien des années 60. Teenage Jesus & the Jerks, les Swell Maps… je pourrais continuer à citer des noms éternellement. Il peut aussi y avoir dans mes marottes des groupes qui n’ont aucun talent, mais qui dégagent quelque-chose de très primal. Les Fire Engines par exemple, un groupe art-punk écossais des années 80. Leurs chansons sont très étranges, énergiques et magnétiques. J’adore ça.

Pour ma part, je trouve chez Women une approche
expérimentale assez proche de This Heat.

This Heat, définitivement un de mes groupes préférés ! Leur premier album figure dans mon panthéon.

La façon dont vous utilisez parfois le feedback et les drones dans un cadre très pop est plutôt inhabituel. Sur le nouvel album, il y a même deux morceaux radicaux utilisant uniquement ces sons inquiétants, sans aucune grille d’accords.

La première chanson, “Can’t You See”, utilise seulement un ebow, un violoncelle et une basse pour créer cet espace. C’est une chanson qui a été inspirée par Glenn Branca, un guitariste de l’avant-garde new-yorkaise qui a travaillé notamment avec Lee Ranaldo de Sonic Youth. J’aime la façon dont sonnent ses guitares, cette dissonance qui se crée à partir de bruits saturés (Branca utilise généralement des guitares préparées, produisant une certaine cacophonie, un son industriel). This Heat avait également cette même démarche dissonante. Est-ce que cette musique est intéressante et délibérée sans pour autant être prétentieuse ? Pour moi, je pense juste qu’elle sonne magnifiquement bien.

On n’entend pas de guitares sur l’oppressant “Bells”. Quel instrument utilisez-vous ?

C’est l’œuvre de Chris. Il y a beaucoup d’éléments, c’est assez compliqué comme processus. Il a mixé différents sons subliminaux, comme des field recordings avec des instruments tels un violoncelle et des guitares. Je ne sais pas exactement comment il a fait ça, je n’étais pas là à vrai dire. Nous avons un nouvel instrument customisé, un peu comme un dulcimer, qui je l’espère, nous permettra de jouer ces morceaux plus atmosphériques. J’adore cette chanson, peut-être parce que ce n’est pas ma création.

Consacrez-vous beaucoup de temps à rechercher ces textures atmosphériques ?

C’est étrange, car j’évoque toutes ces visions élaborées, et nous savons exactement ce que nous faisons, mais en même temps il y a un élément d’imprévu, spontané, qui compte beaucoup dans notre musique. Chris est très adepte d’expérimentations, il utilise douze ou treize pédales customisées qui sortent toutes des sons différents. De mon côté, je me concentre davantage sur des guitares simples, le chant, les mélodies.

On peut donc considérer que vous êtes le songwriter du groupe.

Je suppose. Les paroles et les mélodies, j’écris habituellement toutes ces parties. Les paroles ont toujours un squelette, mais en studio rien n’est établi jusqu’à la dernière minute.

« Locust Valley », ma chanson préférée de l’album, est très intrigante. J’aurais envie d’inventer le terme Kraut pop pour l’évoquer. Les arpèges ont un côté un peu autiste, répétitif.

C’est un de ses morceaux utilisant des guitares très élaborées mais qui ne sonnent pas ainsi lorsqu’on l’écoute. J’essayais juste d’utiliser des accordages et des sons différents, c’est plus amusant de jouer de cette manière et de développer son propre style.

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Vos chansons truffées de surprises, d’idées très originales. Connaissez-vous le jeu de cartes « Stratégies obliques » conçu par Brian Eno : Chacune des 100 cartes est un « dilemme » destiné à exciter le processus créatif.

Oui, je connais, mais nous n’allons pas si loin ! Il y a beaucoup d’« erreurs » dans nos chansons. On ne s’inquiète pas beaucoup de ces petits détails. En tous cas, j’ai l’impression qu’on sent à l’écoute de ce disque qu’il a été enregistré en deux semaines. Et c’est ce que nous voulions. Il y a beaucoup d’éléments qui figurent sur l’album alors qu’on effectuait des tests de réglage des micros. Donc on ne savait pas vraiment ce que nous étions en train d’enregistrer, c’était la première fois qu’on jouait ces parties. Le fait est que certaines chansons sont extrêmement compliquées et d’autres sont d’une simplicité effarante. Rien n’est techniquement intentionnel là-dedans. On est plutôt du genre à se marrer en studio, on ne se prend pas vraiment au sérieux du genre (il prend un ton grave) « on est intelligent, on est des musiciens, on veut faire un disque hyper produit. » (rires)

Paradoxalement, les chansons les plus dures à interpréter ne seraient-elles peut-être pas les plus pop ?

Absolument. Ce sont aussi les plus stimulantes sur scène.

Effectivement, j’ai pu entendre Heat Distraction lors de la balance cet après-midi. Vos accords sont assez poussés, ce n’est pas si simple de jouer vos morceaux !

Il y a deux chansons où nous utilisons des accordages bizarres, comme sur “Untogether” et “Drag Open”. Mais le reste de notre répertoire est généralement très simple et joué en accordage standard.

La pochette de Public Strain est très réussie, d’où vient elle ?

Merci. La typographie utilisée est inspirée par Brian Eno (sur les albums Music For Films et After The Heat). La photo a été prise à Detroit dans les années 20 ou 30. Le photographe n’est pas connu, nous avons trouvé le cliché dans une bibliothèque, elle s’est tout de suite imposée : elle était en phase avec le contexte de l’album et la vibration qu’il dégageait. Et puis j’aime simplement la regarder. Lorsqu’on écoute l’album, il y a quelque chose d’un peu ambigu, et cette pochette le reflète. Aussi, nous avons beaucoup de neige à Calgary, huit mois de l’année. Il y a quelque-chose de très gothique et industriel, d’assez déprimant, cela collait avec les paroles très négatives de l’album (rires).
Je cherchais à reproduire la même sensation que Echo & The Bunnymen avait sur moi, non pas que je sois un grand fan de leur musique, mais leurs visuels ont toujours eu un fort impact sur moi. Quelqu’un m’a dit que l’album sonne comme Closer de Joy Division, ce que je ne trouve pas du tout, même si c’est flatteur (rire), mais le visuel dégage peut-être un peu ce même état d’esprit.

Quels sont vos cinq albums préférés ?

Impossible pour moi de me contenter de cinq, mais je vais essayer :

– US Maple – Talker (Drag City)
– Swell Maps – Jane From Occupied Europe (Mute)
– Syd Barrett – The Madcap Laughs (Capitol)
– Dara Puspita – Green Green Grass
– This Heat – S/T (These Records)
– Stars of The Lid – And Their Refinement of The Decline (Kranky)
– Tim Hecker – Harmony in ultraviolet (Kranky)

– Women, Public Strain (Flemish Eye/Jagjaguwar)

Sur Youtube, Women – « Narrow With The Hall » :

– Women sur [Jagjaguwar->
http://www.jagjaguwar.com/artist.php?name=women]