The Age Of Adz ou la possibilité d’une île aux enfants.


Lorsque Casimir proposait la recette malicieuse du gloubi-boulga à la face de la télévision des années 70 — au déclin inéluctable –, il incorporait au subtil mélange gras-salé-sucré une profonde touche d’exquise transgression. Sous le regard et les papilles horrifiés des parents, censeurs et garants du bon ordre des choses et du Bon Goût, les enfants se réjouissaient à loisir de l’improbable mixture immangeable que le cuisinier élaborait devant leurs yeux émerveillés. C’était une grosse bêtise répréhensible et si savoureuse pourtant, dont la satisfaction principale s’enfouissait, sous une tonne d’impossibilités indigestes mais gourmandes, au coeur-même de l’imaginaire, source ultime du plaisir indicible et éternel.

Le petit prince du folk américain — folk ? — revient cette année sur le devant de la scène, l’oeil clair sous le chapeau relevé, fier et malicieux, avec une oeuvre dont l’épaisseur gastronomique, le plaisir gustatif et la teneur des arômes n’est pas sans rappeler le gloubi-boulga de l’enfance, cette abondance d’ingrédients disparates au mariage irréalisable, cette superposition de strates de plus en plus épaisses et profondes qui permettent au chef (d’orchestre) de dévoiler son habileté perpétuelle à assimiler toutes les influences et les genres de la pop et du rock de ces quarante dernières années; de la reprise de « Close To Me » de The Cure à l’hommage saisissant au « Sound of Silence » de Paul Simon sur All Delighted People, son précédent opus uniquement disponible en téléchargement, ou maintenant, sur ce nouvel album, depuis ce « Too Much » en « Sexual Healing » à peine camouflé au riff du « Final Countdown » des capillaires Europe au milieu du si long « Impossible Soul », c’est un empilement de références qui fait écho à l’accumulation d’arrangements inspirés : l’auto-tune tant à la mode, les cuivres, cordes et choeurs lyriques si chers au musicien ou les montagnes russes de l’arpégiateur qui illuminent la plupart des morceaux qui constituent Age Of Adz, l’âge de toutes les bizarreries, l’âge de tous les impossibles :

– l’âge qui permettrait au peintre d’agréger des ères d’art pictural sur une seule et même toile en la recouvrant de toutes les techniques de représentations existant depuis la création, tels les apocalyptiques collages du schizophrène Royal Robertson, qui ont inspiré le disque et Stevens, roi de l’écriture sous la contrainte ;
– l’âge qui tolérerait un auteur capable, à l’aide de sa panoplie typographique et diacritique, d’enluminer à l’envi une phrase unique et à rallonge, mais non exempte de sens;
– cette époque qui permet au mystique génie chicagoan de brouiller une nouvelle fois les pistes — la brèche entrouverte sur le rêve de voir paraître un album par état des États-Unis (Michigan, Illinois), un album consacré aux signes zodiacaux chinois (Enjoy You Rabbit) ou un émouvant hommage au banjo (Seven Swans) comme chemins de traverse –, en conjuguant une maîtrise mélodique exceptionnelle (« Futile Devices », magistral « Vesuvius ») avec les arrangements les plus farfelus, comme en témoigne « Impossible Soul », avant-dernier morceau de plus de vingt-cinq minutes, qui laisse une nouvelle fois penser que cet improbable amalgame, cet impossible esprit, n’aurait jamais dû voir le jour et qui prouve par l’irrépressible envie qu’a l’auditeur de réécouter encore l’album — d’une part pour vérifier l’adage « Ne pas en croire ses oreilles », de l’autre pour jouir à loisir d’un disque dont le discours n’est qu’un encouragement à rompre les habitudes, une ode à la liberté d’oser, même le pire — que sa richesse est ailleurs.

Certainement l’oeuvre la plus exubérante, monstrueuse, déstabilisante, talentueuse et exigeante de l’année. Une source intarissable de plaisirs, terre de découvertes, porte ouverte vers le monde de l’enfance et de l’imaginaire, une oeuvre buissonnière indispensable.

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– En écoute : « I Walked »