Frapper toujours plus fort, tel est le leitmotiv du trio US experiment(rib)al sur ce deuxième album. Avec, la volonté de nous en faire voir de toutes les couleurs. Imbattable.


Par où commencer ? Voici probablement la première question que se posa Battles au moment de s’atteler à la suite de Mirrored, disque consacré par sa cohorte de laudateurs comme l’un des plus innovants de la décennie passée. Tâche en effet on ne peut plus ardue que de réinventer sa musique à chaque nouvel album, surtout lorsqu’on a pour mot d’ordre créatif d’être constamment en mouvement. Ajoutez sur le compte de Battles la défection du multi-instrumentiste et champion du vocoder, Tyondai Braxton, parti se consacrer à d’autres pièces montées gargantuesques en solo. Certains considéraient ce départ fatal dans l’alchimie si particulière du quatuor. Sauf que Gloss Drop, vient magistralement contredire les pronostics. Certains ont un peu trop vite oublié que celui qui tire les ficelles, ou plutôt les baguettes – en la personne du phénoménal batteur John Stanier – est ici le véritable stratège. John Stanier qui, rappelons-le, dans une autre vie assimila la science (ou l’art) métronomique du contretemps fulgurant au sein du groupe Helmet, pilier de la scène heavy/hardcore américaine. Sa batterie, pièce maîtresse du puzzle, est incontestablement le nerf de guerre de Battles.

A la vérité, si Tyondai Braxton n’avait déserté en plein enregistrement de ce second album, à l’heure qu’il est le groupe serait certainement encore cloitré en studio à la recherche d’on ne sait quelle équation rythmique aliénante, à l’instar du mathématicien obsédé dans Pi d’Aronofsky. L’album solo Central Market (2009) démontrait l’autisme dans lequel Braxton s’enfonçait inexorablement, perdu dans des calculs algébriques symphoniques qui n’intéressent que les cérébraux.

C’est ici tout le contraire. John « Power » Stanier et ses précieux alliés multifonctions Ian Williams et Dave Konopka, envisagent leur musique d’une manière plus kafkaïenne que galiléenne. Kafkaïenne, car dotée de sentiments hybrides, avec pour parabole son Gorille à l’intelligence supérieure, qui aurait appris à maîtriser la science des hommes et leurs machines les plus sophistiquées pour les retourner à son avantage. Une lutte intestine entre la machine Hi-Tech implacable et l’instinct primitif. La robotique futuriste de Mirrored, aussi technique et passionnante qu’elle soit, ne devait pas prendre le pouvoir.

Il fallait donc aller ailleurs, vers une énergie dite organique, euphorisante même. La patte crémeuse rose donne la couleur de l’album : une matière moins froide que Mirrored mais tout aussi intrigante. Gloss Drop renverse la vapeur en évitant les progressions ultra découpées qui pouvaient grimper jusqu’à 10 minutes, pour désormais opter vers un angle d’attaque plus resserré et percutant, voire fracassant. De idées polyrythmiques inédites s’emboîtent, et cette nouvelle impulsion alerte – en état de siège permanent – captive, nous prend agréablement de court. L’introductif « Africastle » et le single débridé « Ice Cream » mettent sauvagement en application ces nouvelles données.

Amputé aujourd’hui de son unique chanteur, il est évident que Battles mérite de plus en plus le titre de groupe à géométrie variable, où les chanteurs sont désormais interchangeables. Creusant cette ligne directrice, les voix (au nombre de quatre ici) sont elles-mêmes instrumentalisées, sujettes aux expérimentations les plus tordues. C’est le cas par exemple du légendaire japonais Yamantaka Eye (Boredoms) sur la transe amazonienne « Sundome », spectaculaire tour de force du haut de près de huit minutes et pièce la plus longue de l’album. Autre acte d’insurrection, le titanesque « My Machines » avec la collaboration jubilatoire au chant du résistant fêlé de la new wave Gary Numan, assaillie de toutes parts par les futs de John Stanier. Et qu’il est agréable d’entendre Kazu Makino, un peu perdue ces derniers temps chez Blonde Redhead, employée à bon escient sur « Sweetie & Shag ».

Certes, Gloss Drop reste un disque complexe, mais son groove fascinant nous guide encore une fois. A l’écoute de cette bête réputée insaisissable, il suffit pourtant de se fondre dans le flux de données incessantes de « Wall Street », époustouflante prouesse rythmique, pour être emporté de plus belle. Enfin, inutile de préciser que la production est d’une précision chirurgicale. Quoi de plus normal en temps de guerre, toujours prévoir un coup d’avance sur l’ennemi.

« Ice Cream » en écoute :