Rencontre avec le Kid de Philadelphie lors de son passage parisien à la Maroquinerie, en mai dernier.


Jadis, sur l’album Constant Hitmaker, le jeune songwriter encore inconnu cachait timidement son visage derrière sa longue tignasse. Depuis, Kurt Vile a enregistré pour Matador deux éloquents albums et quelques EPs, acquérant désormais suffisamment d’assurance pour se dévoiler sur la pochette de Smoke Ring For My Halo – du moins partiellement. Alors que son dernier opus Smoke Ring For My Halo, encensé ici , est un sérieux candidat au podium des albums de l’année, nous avons rencontré un jeune homme décontracté, la tête bien pleine et agréablement disserte.

Pinkushion : La première fois que nous avons entendu parler de vous, c’était sur le premier album de The War on Drugs en 2008. Votre rôle sur l’album était plutôt de l’ordre de façonneur de textures, j’ai envie de dire « sound designer ». Est-ce un terme qui vous convient ?

Kurt Vile : Avec The War on Drugs, les choses étaient très liées au son que l’on parvenait à créer ensemble. A l’inverse lorsque j’enregistre mes propres chansons, je me concentre d’abord sur la composition. Bien sûr, il y a derrière un énorme travail sur les textures sonores mais la chose la plus importante à mes yeux demeure la chanson. Donc d’habitude, je m’assied seul dans un coin avec ma guitare pour travailler la composition, ensuite je l’enregistre puis viennent les textures. Avec The War on Drugs, mon rôle était assez différent car ce sont les chansons d’Adam [Granduciel, leader de The War on Drugs et parallèlement membre des Violators, le groupe qui accompagne Kurt Vile sur scène et désormais en studio]. Dans ce genre de groupe, on a tout de même une grande liberté pour expérimenter et jouer, mais en ce qui concerne le terme de « sound designer », je dirai que cela me convient bien pour The War on Drugs.

Depuis vos premiers albums sur Matador en 2009, on a pu constater une nette évolution dans votre écriture. Même si sur vos précédents albums lo-fi comme Constant Hitmaker, il y avait déjà quelques mélodies très pop.

Il est vrai que de vieilles chansons comme « Freeway » ou « Don’t Get Cute » sont proches du format pop. Elles ont été enregistrées dans des conditions plus lo-fi et expérimentales, avec beaucoup d’effets. Mais un titre comme « Deep Sea », qui remonte aussi à Constant Hitmaker a été composé dans l’idée d’une pop song. Au fur et à mesure, j’ai continué à travailler dans un style plus professionnel, en me concentrant davantage sur les chansons, dans un format resserré. Au fil des albums, j’enregistre moins de morceaux psychédéliques… A vrai dire, j’écris toujours des morceaux psychédéliques, mais plus sobres.

Chose inédite sur ce nouvel album, il y a une dimension mystique et atmosphérique qui pourrait évoquer The Gun Club période Las Vegas Story. Notamment sur un morceau comme « Runners Up ».

Je ne connais pas The Gun Club, mais je prends note de cette comparaison. En tous les cas, les thèmes mystiques et atmosphériques sont en effet des idées que j’avais en tête lorsque j’ai enregistré ce morceau. Mais avec une vision atmosphérique différente de ce que j’ai pu faire auparavant. Musicalement, les notes sont plus impliquées dans les ambiances. « Runners Up » est une chanson folk accompagnée de nappes synthétiques très 80’s. Les textures de ce morceau m’évoquent un peu la chanson « Boys of Summer » de Don Henley, même si ce n’est pas intentionnel. Elle reste une de mes chansons préférée dans la catégorie « classique improbable des 80’s ».

Comment est né ce son lo-fi très spécifique que vous avez développé dès vos premiers enregistrements ? Résulte-t-il d’un accident heureux ou d’un long cheminement artistique ?

On ne peut pas dire que ce fut exactement un accident. Lorsque j’utilisais une boite à rythme, c’était délibéré. Sur certaines chansons comme « Don’t Get Cute » et « Freeway, » l’emploi de la boite à rythme est très précis. En même temps, je dirai que c’était aussi un accident, car je n’avais au départ que ce son de batterie pour travailler sur mes chansons. J’ai composé un beat que j’ai collé sur « Freeway », et par chance celui-ci s’arrêtait parfaitement sur la dernière note du morceau. Tout ceci découlait évidemment d’expérimentations, d’improvisations avec tous ces effets de guitares que j’avais à portée de main sur mon ordinateur… On fait toujours ce genre d’expérimentation aujourd’hui, mais dans une démarche plus confiante.

Maintenant que vous enregistrez des albums dans un studio professionnel, est-ce que cette approche lo-fi est derrière-vous ?

Non, elle n’est pas derrière moi car je viens de là. J’ai commencé en faisant du home-recording. Oubliez le terme « lo-fi », j’enregistrais chez moi car c’est tout ce que je pouvais me payer, à l’exception de « Freeway » que j’avais enregistré dans un studio et qui m’avait coûté beaucoup d’argent. J’aime la mentalité du home-recording, faire les choses par soi-même, trouver des réponses par ses propres moyens. Je le fais toujours mais j’éprouve aussi un énorme plaisir à faire un disque dans un vrai studio avec un vrai producteur, comme Neil Young ou des artistes pour qui j’ai de l’admiration. C’est un processus naturel. Il m’arrive encore d’enregistrer chez moi ou chez des amis. Tout dépend en fait du format : pour mon prochain album sur Matador, je préfèrerais que les choses soient enregistrées de manière professionnelle, mais pour un EP j’opterais pour le home-recording.

Appréhendiez-vous, au moment d’enregistrer pour la première fois dans un studio avec un producteur, de perdre tout ce qui caractérisait votre son si singulier ?

Je n’avais pas pour ainsi dire d’inquiétude sur le fait d’abandonner l’approche lo-fi, par contre j’avais peur que le résultat soit trop propre. Probablement à cause du fait que j’écoutais certaines personnes, qui pensaient que mon son devenait plus professionnel, peut-être étais-je aussi un peu parano… Maintenant je m’en moque complètement, je suis fier d’être devenu un musicien « normal ».

Kurt Vile, Juin 2011

Smoke Ring For My Halo concilie le meilleur des deux mondes, Lo-Fi et Hi-Fi, grâce notamment à la contribution du producteur vétéran John Agnello. Comment s’est déroulée votre collaboration ?

Merveilleusement bien. John est vraiment un chic type, mais c’est aussi quelqu’un de très professionnel. Il a travaillé avec des pointures comme Sonic Youth, Dinosaur Jr, et même dans sa jeunesse sur le « Born in the USA » de Bruce Springsteen ou encore Cindy Lauper… C’est dire l’étendue de sa palette, il est dans le milieu depuis un bon bout de temps. Je ne voulais pas de producteur indie rock “en vogue” mais quelqu’un qui connaisse son métier. Et la musique, aussi bien ancienne que nouvelle. J’ai été très heureux avec le recul que notre collaboration se soit si bien passée. Une amitié est née. Nous allons certainement retravailler ensemble sur le prochain album.

Quelle fut la chose la plus précieuse que vous ayez appris à ses côtés ?

La collaboration dans son ensemble fut très riche en enseignements.
Dans les deux sens, je pense que nous nous sommes impressionnés mutuellement. J’ai une approche légèrement différente de la sienne. Je suis du genre à travailler sur une chose, puis passer vite à la suivante. John est très méticuleux sur des détails, certainement plus que de raison. Ça me rendait un petit peu malade au début, mais il a appris à m’aimer (sourire). Si l’album est si concis malgré les multiples changements de studio, c’est grâce à lui. J’ai de mon côté appris à l’observer.
Nous avons enregistré la grande majorité des chansons sur cassettes 24 pouces. On a ensuite transféré les pistes sur Pro-Tool (logiciel très utilisé par les musiciens en studio). Pour des raisons techniques, l’ordinateur est plus rapide. Il est plus facile de rajouter des parties ainsi. Nous avons des deadlines à respecter. Les deux dernières chansons que j’ai enregistrées, « Society is my Friend » et « Puppet To the Man », sont entièrement digitales. La technologie de nos jours est très performante, si on sait l’utiliser. C’est bien de commencer avec de l’analogique, je l’ai toujours fait. Mais si vous êtes dans des délais court, le numérique est une bonne option, du moment que vous savez ce que vous faites.

Êtes-vous curieux des nouvelles technologies ?

Je suis intéressé par certaines choses, les effets notamment, mais jusqu’à un certain point. Je suis capable de m’y intéresser pendant de courtes périodes, mais j’ai tendance à vouloir m’impliquer au minimum sur ce genre d’aspect. J’apprécie l’aide de mes amis et des producteurs pour effectuer ensuite le gros du travail en studio. Je préfère me focaliser sur la musique.

Etes-vous toujours aussi prolifique ?

J’ai toujours des chansons sur le feu : certaines sont terminées mais je ne les ai pas encore enregistrées. D’autres ne figurent pas sur l’album mais devraient atterrir sur un EP. Je suis toujours très occupé, même si je compose plus lentement qu’à mes débuts. Avec Smoke Ring For My Halo, j’ai pu pour la première fois rassembler des compositions récentes. Par le passé, même sur Childish Prodigy (2009), Constant Hitmaker (2008), ou le Squareshell EP(2010), les morceaux venaient de n’importe quelle période : 2003, 2008 ou 2007… Sur Childish Prodigy, la plupart des morceaux remontaient à 2007. « Blackberry Song » et « Overnite Religion » datent de 2005.

Le groupe qui vous accompagne sur scène, The Violators, a participé à l’enregistrement des deux derniers albums. Quelle est leur degré de contribution dans le processus créatif ?

Tout dépend. Sur cet album, Mike [ndlr : Zanghi], mon batteur, a joué sur toutes les chansons. Pour Adam [Granduciel, guitare et membre de The War on Drugs] et Jesse [Turbo, guitare et basse], nous n’avions pas joué ensemble depuis longtemps car chacun était en tournée. C’est la première fois que les sessions se sont déroulées naturellement. Sur Childish Prodigy, Adam est le plus ancien membre, nous avons toujours joué ensemble. Sur scène à nos début, l’énergie était très punk rock, extatique, le son qui sortait était brut. Sur Smoke Ring…, nous avons travaillé tous ensemble sur les morceaux. Il y a toujours un certain degré d’improvisation mais celle-ci est contrôlée. Rien à voir avec le jazz, chaque musicien connait les structures mais a beaucoup d’espace pour s’exprimer.

Kurt Vile, Juin 2011

Avez-vous pris part de votre côté à l’enregistrement du nouvel album de The War on Drugs ?

Oui, mais je ne joue que sur deux morceaux. Aujourd’hui, je me focalise principalement sur ma musique pour de nombreuses raisons : J’ai une famille, une femme et un bébé. Avec WOD, on aime jouer ensemble. Longtemps, nous étions impliqué avec Adam à degré égal sur nos projets communs. Maintenant, je suis trop occupé et mon cerveau ne suit pas. Je n’aurais pas été capable de sortir mon album si j’avais collaboré sur les deux projets en même temps. Mais je suis si heureux d’être sur ce nouvel album. Sur un des deux morceaux auquel je participe, il y a certainement mon meilleur solo de guitare. Enfin, le solo sur l’autre morceau est pas mal non plus, mais je suis particulièrement fier du premier. L’album devrait sortir en août.

Il y a deux ans, The War on Drugs jouait aussi à la Maroquinerie. Le public qui connaissait Wagonwheel Blues fut assez dérouté par la prestation, le concert sonnait très différent de l’album et brillait par votre absence. Il y avait seulement trois musiciens sur scène et le son était bien plus noisy et psychédélique. Vos séquences électroniques avaient notamment disparu. Un peu frustrant comme souvenir.

C’est le grand dilemme auquel les jeunes musiciens sont confrontés. Lorsqu’on sort un premier album, même si les critiques sont bonnes, il y a des facteurs qu’on ne maîtrise pas. On a beau avoir donné notre maximum pour faire cet album, on ne peut pas ensuite lui être fidèle sur scène, par faute de moyens ou de personnel. On commence à peine à ne plus faire de petits boulots. Tout le monde est dans une bien meilleure situation, on est nettement plus professionnels maintenant : Adam tourne avec The War on Drugs, il a un bassiste et un second guitariste dans le groupe, ils ont tourné avec Destroyer pendant six mois. De ce j’ai pu en lire dans la presse, le groupe est fantastique sur scène. De mon côté, j’ai tourné avec J. Mascis pour son dernier album en solo. Nous avons tous chacun notre propre line-up, bien que je préfère quand Adam part en tournée avec nous. Nous jouons tellement bien ensemble et depuis si longtemps.

Envisagez-vous de tourner avec The War on Drugs dans le futur ?

Oui, bien sûr, et c’est déjà arrivé à nos débuts. The War on Drugs ont été les premiers à avoir un contrat avec une maison de disque. A l’époque alors que je n’étais pas encore signé Adam m’a gentiment proposé de partir en tournée et ouvrir pour eux en Europe. Tout le monde jouait dans le même groupe, on était quasi-interchangeables.

Pour finir, « Society is My Friend », un des morceaux impressionnants de l’album, contient des paroles énigmatiques : « Society is my friend, it makes me lie down in a cool blood bath ». Pouvez-vous raconteur la génèse de ce morceau ?

Je l’ai écrit il y a longtemps, le titre remonte à Childish Prodigy et Wagonwheel Blues. Sur ce morceau, j’utilise un accordage spécial sur ma guitare acoustique douze-cordes, la progression est similaire à une chanson de The War on Drugs, « Show me the Coast’’. J’avais initialement d’autres bribes de paroles, certaines sont restées. Puis cette phrase est sortie de ma tête : l’idée, abstraite, reflète une humeur sombre ainsi qu’une certaine gravité. Elle a un petit côté violent qui me plait. Et puis il y quelque part une petite référence punk, c’est mon hommage à Sonic Youth avec leur chanson « Society is a Hole » (ndlr : «Society is a hole / It makes me lie to my friends»). En fait, je n’ai réalisé que plus tard que mes paroles venaient de cette chanson, c’était inconscient. (sourire)

Cinq albums favoris ?

John Martyn Bless The Weather

Royal Trux – Thank You

Dinosaur Jr Hand it over

Swell Maps Trip to Marineville

Joni MitchellBodies of the canyon

Kurt Vile, Smoke Ring For My Halo (Matador/Beggars/Naive)