Stakhanoviste de la douze-cordes, poète ésotérique, chanteur lyrique renversant, l’oeuvre méconnue du guitariste folk Robbie Basho incarne un incroyable carrefour d’influences, au-delà des continents.
Une anecdote personnelle reste gravée. Voilà six ans, le regretté guitariste Jack Rose (disparu prématurément en 2009), que nous interrogions sur l’apport considérable de l’œuvre de John Fahey et de la folk contemporaine, répondit d’un hommage détourné : « Beaucoup de personnes adorent John Fahey. Nous sommes tous de grands fans au sein de Pelt et nous jouons sa musique. Elle peut être très aventureuse mais aussi parfois plus accessible, plus mainstream. Par contre, s’il y a un guitariste très sous-estimé, c’est Robbie Basho. Plus personne ne semble s’intéresser à lui, et pourtant il fait partie des meilleurs musiciens contemporains, au même titre que John Fahey. C’est un de mes guitaristes préférés. » Ces mots, tant épris de passion contre une cruelle injustice, nous introduisirent à la musique de ce guitariste défenseur de la folk.
On dit souvent que le talent de Robbie Basho ne fut pas reconnu à sa juste valeur, du moins pas au même titre que ses contemporains, les figures du label Takoma John Fahey et Leo Kottke. Le virtuose à la barbe rouge fut tout de même adulé en son temps – mais certainement pas assez – par une poignée d’admirateurs célèbres, notamment son ami Pete Townshend, le guitariste visionnaire et tournoyant des Who. Ce dernier se remémorait en 2005, pour la réédition de  l’album Venus in Cancer, le « formidable accordeur, utilisant une myriade d’accords en open tuning complexes sur une 12-cordes sonnant comme un orchestre (…) C’est un joueur de picking, mais aussi un défricheur ; il a du panache. Sa voix est d’un autre monde. Robbie est spécial. »
Robbie Basho était bien spécial. Érudit, virtuose du manche, c’était aussi un excentrique qui portait des tuniques indiennes et ne se séparait jamais de ses bottes. Il pratiquait les arts martiaux et le tai-chi, et vivait au bord de la mer, sur la côte californienne, en compagnie de deux splendides créatures asiatiques…
Né en 1940 à Baltimore, David Robinson Jr de son vrai nom donné par ses parents adoptifs, robuste gaillard à la voix d’ogre, éprouve dès sa prime jeunesse un intérêt aigu pour la musique et s’essaie comme enfant de choeur, puis comme trompettiste. Il se détourne finalement des cuivres pour la guitare et se passionne pour la musique folk britannique et américaine à l’université du Maryland. Son apprentissage se fait aux côtés d’un ami étudiant, Max Ochs, qui a déjà un pied dans le mouvement folk balbutiant. Ce dernier lui présentera plus tard un certain John Fahey… C’est aussi à l’université, en 1960, que David Robinson Jr. acquiert sa première douze-cordes, instrument dont il ne se séparera plus.
Intarissable curieux, voyageur et poète, le musicien rejoint San Francisco où il devient beatnick, en prolongement logique de ses valeurs. La période étant propice aux nouvelles expériences « spirituelles », il devient féru d’ésotérisme, alors en vogue dans les cercles intellectuels. Il s’intéresse aussi de près à la culture orientale et japonaise (son nom s’inspire du maître haiku Matsuo Basho). Mais alors qu’en 1962 un vent de liberté culturelle commence à souffler dans le monde, la découverte de la musique de Ravi Shankar provoque en lui un choc dont il avouera ne s’être jamais remis. Obsédé par les ragas orientaux, il innove en intégrant à sa technique parfaite de complexes accordages, dont l’effet de bourdon et de dissonance intensifie la dimension atrabilaire et transe de ses arpèges (« Lost Lagoon Suite », « The grail and the Lotus » étant des sommets du genre). La somme de ces influences parfaitement ingurgitées  lui permettent de développer des symphonies complexes pour douze-cordes, reflets d’une forte personnalité, décidément insaisissable.
Dès ses premiers enregistrements pour le label Takoma / Blue Thumb (il en comptera six), sa prodigieuse dextérité lui permet d’aborder les structures de la musique classique et médiévale, repoussant par là les limites en solitaire. La prouesse technique ne constitue cependant pour le Californien qu’un véhicule ascensionnel vers l’émotion, chaque frettes conquises n’ayant de cesse d’atteindre un état extatique ou méditatif supérieur. À tel point que les progressions d’accords inhabituelles de Robbie Basho donnent souvent l’impression de franchir avec une fluidité déconcertante des paliers harmoniques jusqu’ici insoupçonnés. Peut-être que le secret de,cet énigme repose sur sa philosophie de la vie et de la musique qui, telle qu’il aimait à le répéter, se résume à « l’âme d’abord, la technique ensuite. Ou bien, mieux vaut boire du vin avec les mains que de l’eau dans une jolie coupe. Bien sûr, l’idéal demeure le vin et la coupe.”
Robbie Basho avait aussi un autre don qui le distinguait des autres guitaristes américains : il savait chanter. Un organe lyrique puissant, dépassant aisément les trois octaves, et dont il usait et abusait avec flamboyance dans ses compositions les plus épiques. Ce talent qui aurait pu l’ouvrir à une audience plus large, semble au final l’avoir desservi. Quelque part, son écriture trop métissée par rapport au courant folk primitif, le détachait de John Fahey, Leo Kottke et Peter Lang, innovateurs à leur manière. Ce manque de reconnaissance l’affectera particulièrement jusqu’à sa la fin de sa vie.
Les six premiers albums enregistrés pour le mythique label Takoma constituent un sommet de cette écriture folk transfigurée et exclusive dans le domaine de la douze-cordes orchestrale – quelques unes de ses meilleures compositions de cette période sont rassemblées sur deux compilations absolument indispensables, Bashovia (2001) et Guitar Soli (1996). Avec déjà des prouesses de l’acabit de The Falconer’s Arm et Cathedrals et fleur de Lys, le meilleur reste pourtant à venir… Après Takoma s’ouvre ensuite la période Vanguard records, avec des albums très ambitieux, The Voice of The Eagle (1970), et surtout Venus in Cancer (1969) et Zarthus (1974). Sur ces deux derniers, le guitariste solitaire s’autorise des infidélités en greffant des arrangements orchestraux à ses folk songs baroques, (« Song for the Queen »), et le chant, de plus en plus présent, se hisse désormais à égalité avec les mélopées de manche. Zarthus innove particulièrement avec l’intrusion d’influences persiennes se mêlant à la grande tradition de la folk américaine et européenne. Ces albums transportent, s’affranchissent des frontières par delà les continents et rejoignent en ce sens l’œuvre de John Fahey, à savoir l’incarnation d’une liberté sans limite.
Pour ce musicien à la constance artistique jamais démentie, les déconvenues de label apparaissent pourtant au milieu des années 70. Après quatre ans de silence voit enfin le jour Visions of the Country (1978) sur Windham Hill, le label de Will Ackerman , co-fondateur avec Basho du mouvement folk new-age. Moins baroque et ésotérique que ses prédécesseurs, le disque surprend par son écriture plus traditionnelle, irradiée de quelques ballades au piano proprement bouleversantes (le terrassant « Orphan’s Lament » n’a rien à envier aux trémolos intenses d’Antony & The Johnsons). Visions of The Country est l’album le plus intimiste de Robbie Bãsho, et surtout son disque « americana », dans le sens où il survole la carte de son vaste pays à coup d’arpèges appalachiens et contemplatifs… Hélas, ce joyau folk reste quasi-introuvable aujourd’hui car jamais réédité – sauf en cherchant dans les tréfonds de la Toile… –. Son successeur, Art of the Acoustic Steel String Guitar 6 and 12, paru en 1980 sous un nouveau label indépendant, poursuit dans cette veine americana, bien que recelant encore quelques déviances orientalistes. Suivront trois autres albums, Bouquet, Twilight Peaks et un ultime Best of paru de son vivant sous des labels obscures et distribués en cassettes dans des salons de… massage. Robbie Basho décédera prématurément en 1986, victime d’un stupide accident de chiropractie.
Au moment où l’on exhume à foison les premières démos de John Fahey à travers un coffret réservé aux complétistes (John Fahey, Your Past Comes Back to Haunt You, The Fonotone Years 1958-1965), l’œuvre de Robbie Basho demeure quant à elle scandaleusement absente des bacs à disques. Malgré l’effort de labels folk pointus tels que Tompkins Square et Bo’ Weavil, seulement une poignée d’albums sur les seize enregistrés ont été réédités à ce jour (cf ci-dessous).
Heureusement, la nouvelle garde du guitar-picking n’ignore plus aujourd’hui le legs conséquent du guitariste botté dans la folk contemporaine : du Britannique James Blackshaw – qui lui a emprunté son renversant picking sur douze-cordes – à l’Israélien Yair Yona, en passant par l’Allemand Stefan Basho-Junghans et par le vétéran Glenn Jones, qui  a eu l’honneur de côtoyer le maître, la relève est dignement assurée. Un disque hommage paru en 2009 a salué cette postérité tardive. La constance exceptionnelle de l’art de Robbie Basho, fruit d’une persévérance si durement acquise de son vivant en dépit de l’indifférence, rend sa musique d’autant plus intemporelle et singulière.
A écouter :
« The Falconer’s Arm » :
« Pavan Hindustian » :
« Cathedral et fleur de Lys » :
« Orphan’s Lament » :
« Green River Suite » :
Rééditions :
– The Seal of the Blue Lotus (CD) (1996/Fantasy,Inc./Ace Records Ltd.London) ****
– Guitar Soli (CD -Seal of the B.L/Grail And the L.) (1996/Fantasy,Inc) ****
– The Voice of the Eagle (LP,CD/2001/Vanguard/Comet Records) *** (disponible sur Itunes)
– Bashovia (CD/2001/Takoma TAKCD-8913-2/Fantasy,Inc)-nearly complete both Falconer’s Arm + parts of Song of the Stallion, conçu par John Fahey) *****
-Zarthus (LP,CD/2001/Vanguard/Comet Records/79339) *****
-Venus in Cancer (r2006 Tompkins Square) ****
– Bonn Ist Suprem, cd live (2008, Bo’ Weavil Records) ****