Avec sa soul mélancolique urbaine, le londonien James Mathé signe de son sang l’une des belles surprises cette rentrée, Bloodlines. Rencontre.


La révélation musicale de cette rentrée ne nous est en fait pas vraiment inconnue. L’homme en question, le londonien James Mathé, a déjà sorti en 2008 un premier album sous l’alias Barbarossa où son folk teinté de sonorités urbaines avait à l’époque retenu l’attention de Fence Records, label fondé par King Creosote. Charmant, sans pour autant crier au génie. Mais rien ne nous préparait quatre ans plus tard à la petite révolution soul amorcée sur son splendide second album, Bloodlines. Durant sa longue parenthèse de quatre années, James Mathé loua notamment ses talents de claviériste au folker suédois Jose Gonzales. De ces expériences acquises en tournée, le Londonien a indéniablement retenu quelques précieuses qu’il a magistralement mises en pratique sur Bloodlines (écoutez « The Load », ou lorsque la folk de Junip prend une impulsion à la Stax).

C’est à Shoreditch/Brick Lane, quartiers effervescents de l’Albion où il réside, que l’ex folker aux faux airs de Michael Fassbender (en version barbu évidemment !) s’est réinventé en soulman à la mélancolie feutrée. Ainsi, la guitare acoustique des débuts délibérément écartée, le spleen de Barbarossa a opéré une mue minimaliste fascinante : en se liant d’affection pour de vieux claviers et boîtes à rythmes, délicatement relevés d’arpèges électriques grinçants, voire atmosphériques. Sous cette apparence un peu froide, Bloodlines opère une surprenant rencontre des genres, avec frisson à la clé – du funk post-punkisant de « Turbine » à l’innocence sixties de « Savious Self ». Mais l’âme, elle se distingue aussi dans la voix docile de notre barbu rouge, mélancolique et réservée, si proche et si loin en même temps… En prenant un peu de recul, sa soul moderne et intimiste propose de nouvelles perspectives à un genre souvent un peu trop replié sur son passé. Une soul parfaite dans son timing, qui se pose entre deux saisons, lorsque les nuits estivales commencent à devenir froides et annoncent l’automne.






James Mathé, 2013 Memphis Industries




James Mathé : J’ai commencé à jouer du piano à l’âge de 7 ou 8 ans en prenant des cours. Mais la méthode d’enseignement, trop structurée, ne me convenait pas. J’ai alors appris tout seul les accords, les bases, ce genre de choses. Mais ce n’est vraiment qu’à l’âge de 20 ans que j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à l’écriture. J’ai ensuite joué dans différents groupes. Avec Barbarossa, j’ai appris par moi-même à jouer de la guitare. J’étais vraiment à l’époque dans des trucs folk comme Sufjan Stevens, Iron & Wine… Barbarossa a donc commencé comme un projet acoustique. En 2008, Sea Like Blood, mon premier EP, est sorti sur le label Fence Records. Mais lorsque mon premier album Chemical Campfires est ensuite sorti, j’ai réalisé que je voulais explorer d’autres horizons, m’exprimer autrement. Je voulais restructurer le son acoustique, j’ai toujours aimé les vieux claviers Casio et les boîtes à rythmes. Je voulais voir si je pouvais transposer la même honnêteté à travers ces nouveaux instruments. J’ai toujours été connecté avec ces instruments, mais la question était : est-ce que cela peut fonctionner sérieusement ? Je ne voulais pas seulement montrer aux gens que je joue sur des jouets instruments (sourires). Cela m’a donc pris un certain temps pour trouver ma voie, quatre ans exactement depuis le dernier album. J’ai recruté un vrai batteur, Ben Brown, et Adam Beach à la guitare. Nous avons enregistré ensemble l’album de façon live, sur bandes analogiques.

Pinkushion : Barbarossa serait-il devenu un trio, ou est-ce toujours un projet solo ?

James Mathé : C »est un projet solo avant tout. Pour cet album, les deux musiciens m’ont permis d’aller plus loin dans le processus d’enregistrement. Mais Barbarossa est vraiment James Mathé.

Durant ces cinq années, vous avez acquis une expérience
professionnelle en accompagnant d’autres musiciens en tournée, notamment José Gonzales.

James Mathé : Oui. J’ai joué aussi notamment avec Johnny Flynn & Sussex Wit en tant que claviériste ainsi qu’aux chÅ“urs. Avec José Gonzales, c’était pour ses disques en solo, nous avons tourné en Amérique du Sud, Buenos Aires, le Chili… une super expérience. Depuis, Barbarossa a fait la première partie de Junip, son groupe parallèle. J’ai forcément beaucoup appris en jouant pour ces musiciens, cela m’a permis aussi d’avoir un regard extérieur sur ce milieu. Ces groupes ont beaucoup de succès, jouent dans des grandes salles, ce fut intéressant de voir comment fonctionne des artistes intègres au sein du music business. Cette année, lorsque j’ai signé avec le label Memphis Industries, Johnny et José m’ont prodigué quelques conseils.

Quels genres de conseils ?

James Mathé : Souvent c’était plutôt de l’ordre musical… sur le processus d’écrire ou sur les démos. Je leur faisais écouter mes premières ébauches de chansons et leur demandaient ce qu’ils en pensaient. Leur recul et leur honnêteté m’ont été précieux lorsque je me suis lancé.

D’ailleurs, vous avez récemment repris une chanson de Junip.

James Mathé : Oui, j’ai repris Line of Fire, une de mes chansons favorites sur leur nouvel album. L’idée a germé en tournée, alors que je m’amusais avec une boîte à rythmes. J’ai trouvé ce beat étrange que j’ai collé à la chanson, les gens semblaient apprécier en concert.

Lorsque votre premier album est sorti en 2008, on vous a rangé dans la catégorie musicien folk. Les gens vont être surpris avec la nouvelle direction prise sur Bloodlines : de la soul musique mélancolique et minimaliste, jouée sans guitare acoustique.

James Mathé : Tout à fait, c’est une excellente façon de décrire ma musique. A vrai dire, je ne me suis jamais considéré comme un artiste folk. Par contre, je me suis toujours senti mélancolique, mon écriture en a toujours été imprégnée. Je trouve même que je suis encore plus mélancolique maintenant (sourire). C’est aussi pour cela que j’ai continué à faire de la musique sous le nom Barbarossa plutôt que d’opter pour un nouveau nom, car il y a une vraie continuité avec mes premiers disques. Ce sont des chansons très personnelles. Les gens qui me connaissent seront peut-être un peu choqués par la direction du nouvel album, mais la raison pour laquelle ils aimaient mes anciennes chansons est toujours là. Il y a toujours une connexion avec mes albums précédents.

Votre musique s’imprègne beaucoup de la soul music. Votre voix plus particulièrement, douce et calme, m’évoque personnellement Aaron Neville.
C’est assez flagrant comparé aux disques précédents.

Comme je le disais, je suis très fière de ce que j’ai fait avant, mais Bloodlines est une représentation bien plus vraie de moi. Ce disque me permet de montrer au grand jour une autre facette de ma voix. Les chansons précédentes étaient très fragiles, presque dans un style unique où je m’accompagnais avec ma guitare acoustique. Pourtant, j’étais déjà énormément influencé par les vieux classiques de la soul music, les artistes des labels Motown et Stax bien sûr, Otis Redding… j’ai grandi en écoutant Stevie Wonder, c’est pourquoi on peut entendre ces influences dans mes chansons.

Vous avez enregistré l’album sur support analogique. Mais vous utilisez en même temps beaucoup d’éléments électroniques et de boîtes à rythmes. Comment jonglez-vous avec ces deux approches différentes ?

James Mathé : Ah ! Au départ, tout était totalement analogique, enregistré dans un studio réputé à Manchester qui s’appelle d’ailleurs Analogue Catalogue. Pour les sessions en studio, j’ai emprunté une boîte à rythmes 808 (NA : plus connu sous le nom de Roland TR808, une des premières boîte à rythmes programmable fabriquée au début des années 80, devenue mythique) que je programmais et j’y ajoutais dessus tous mes synthés. Donc il n’y a pas d’ordinateurs ni de logiciel utilisés lors de l’enregistrement. Ce sont tous des équipements électroniques enregistrés directement sur bandes analogiques. C’est une façon plus difficile que d’enregistrer avec un ordinateur, mais en échange les instruments gagnent en chaleur, en caractère.

Quels sont les artistes qui vous ont influencé dans cette façon d’enregistrer en analogue ?

J’avais lu un article dans Tape Op magazine, une revue spécialisée sur le matériel analogique. Il y a avait un entretien avec Jack White des White Stripes qui parlait des techniques d’enregistrement en analogique. Je travaillais à l’époque sur mon laptop avec toute sorte de logiciel, et je commençais à m’en lasser. Cet article m’a complètement remotivé, ça avait l’air tellement simple, on avait juste à jouer et c’était gravé sur bande. On ne peut plus y toucher ni même l’éditer, il y a donc davantage de pression, mais je pense que j’apprécie cette tension. Je pense qu’on se repose trop sur la technologie, car elle permet de corriger facilement nos erreurs. Enregistrer sur analogique oblige à se concentrer davantage pour faire en sorte que les erreurs soient minimes, et c’est une très bonne chose.

Enfin, quels sont vos cinq albums de chevet

Stevie Wonder, Music of My Mind. Je suis venu à cet album par le biais de la chanson Keep on Running, qui est un morceau très groove. Mais la chanson dont je ne me lasse jamais, c’est Evil, qui est la dernière sur l’album, une ballade soul incroyable.

Joni Mitchel, Blue. Je peux toujours revenir à ce disque, rien que sur le plan du songwriting c’est tellement solide. Et les pistes vocales sont une leçon magistrale de chant, avec cette façon de chanter avec tant d’aisance et de pureté… Un disque très important pour moi.

The Band , S/T. Pour moi, cet album incarne le groove. La façon de jouer de la batterie de Levon Helm est incroyable et a définitivement marqué ma façon de composer.

LCD Soundsystem. De tous les albums de James Murphy, je choisirai probablement le premier. Car même si il y a de super morceaux dansant dessus comme « Daft Punk is playing at My House », on peut aussi trouver d’autres morceaux plus sensibles, des genres de ballades. Et puis il y a les beats, la façon dont il enregistre est géniale.

Jackson C. Frank. Au rayon folk, voilà encore un disque dont je ne me lasse pas. Lorsqu’on écoute cet album, on sait qu’il ne le fait pour personne d’autre que lui. C’est tellement pur, ça coule tout seul. Quand on écrit de la musique, ce doit être notre principale ligne de conduite.




Barbarossa, Bloodlines (Memphis Industries)



James Mathé, 2013 / DR Memphis Industries