Rencontre avec un discret artisan de la mélancolie, auteur de l’une des plus belles surprises de l’automne.


Il a le regard placide d’un lion, une barbe ronde et épaisse, et la voix, parfaitement raccord, presque rassurante. Pourtant, Joseph Leon est un faux tranquille. Un songwriter hanté par ses chansons, à la patience obstinée, peu importent le temps ou le prix qu’il lui faut payer pour réaliser sa vision musicale. Des chansons qui ont bien fait failli lui faire perdre la raison. Il y a quatre ans, ce Libanais alors âgé de 35 ans, Parisien d’adoption, sortait son premier album, Hard as Love, chez BMG. La superbe pochette ne trompait pas sur l’orientation noble et artisanale du disque : l’homme posait déjà avec sa barbe fournie, dans un portrait intemporel évoquant une peinture d’automne. Les critiques musicales étaient élogieuses, saluant un talent à part dans le paysage hexagonal. A contre-courant des tendances musicales de saison, son écriture anglophone détenait l’assurance intemporelle des classiques folk-rock seventies, celle d’un Neil Young, de Dylan et des Stones, auxquels on peut rajouter le ton confessionnel plus contemporain de feu Jason Molina et de Piers Faccini.

Malgré un beau succès critique, les ventes de ce premier album ne décollèrent pas. L’opportunité se présentait de faire quelques dates en première partie de Francis Cabrel. Un choix a priori un peu étrange pour un musicien qui chante en anglais, mais qui ne se refusait pas… Hélas, cette nouvelle vie de musicien en tournée se transforma en cauchemar pour Joseph Leon, comme il l’explique dans cet entretien. Sans parler de sérieux problèmes d’addictions… Cette spirale va l’écarter de sa musique et l’entraîner dans une dépression dont il mettra un an et demi à surmonter.

Octobre 2013. Son second album s’appelle The Bare Awakening (l’éveil nu). La résurrection du lion libanais ne manque pas d’allure. Son disque a mis quatre ans à voir le jour, mais il surpasse toutes les espérances. Onze compositions longuement muries, qui dévoilent au fil d’écoutes attentives leurs belles aspérités. Des balades feutrées empreint d’americana, tel le somptueux « God’s Forgotten Daughter » et la chanson titre de l’album ,qui nous rappellent la flamme authentique d’un Magnolia Electric Co. Joseph Leon ne pourrait être qu’un habile copieur… à la différence près que sa musique s’impose immédiatement comme une évidence, elle ne triche pas. Ses compositions épurées touchent à l’essentiel, subjuguent par la justesse des mots, le timing émotionnel. A l’écoute de The Bare Awakening, on a l’impression qu’il nous regarde droit dans les yeux (comme sur la pochette de l’album), avec ce flegme rare de celui qui est revenu de loin. On le suit au gré de ses états d’âmes, romantiques, parfois tragiques, sans non plus sombrer dans un pathos embarrassant – comme sur le délicat et poignant recueillement de « A good Time to Pray »… Le disque s’ouvre sur une chanson d’été, « The Holiday Song », puis le tableau s’épaissit progressivement au fil de chansons égrenées de mélancolie country/blues, et de parcimonieuses palpitations soul. La douleur atteint son paroxysme lors du final « Let Me Out » en forme d’échappatoire désespéré où la voix s’élève, bouleversante. Doux paradoxe que de constater combien cette mise à nue réchauffe nos cÅ“urs.


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Pinkushion : Votre parcours est étonnant. Avant d’embrasser la carrière de musicien à l’âge de 35 ans et d’enregistrer votre premier album en 2009, vous étiez universitaire, juriste.

Joseph Leon : Tout à fait. Je préparais une thèse de doctorat, j’étais en cinquième année. En fait, j’ai fait une grosse dépression nerveuse et ai tout arrêté (sourire un peu gêné). Je me suis alors mis à faire de la musique un peu plus sérieusement, sans non plus avoir d’ambitions particulières. C’est venu à moi comme ça, je faisais des choses dans mon coin. Il se trouve que j’avais hérité d’un peu d’argent qui m’a servi à produire mon premier album, Hard as love. Le disque a mis trois ans à sortir. Il a un peu marché, ce qui m’a permis de signer chez une major, BMG. Et d’écrire le deuxième. Mais au départ, devenir musicien m’a pris presque par accident. Ce n’était vraiment pas délibéré.

Vous voulez dire que finalement, les choses se sont emboitées sans que vous ayez vraiment envisagé une carrière de musicien ?

Tout s’est fait un peu malgré moi, alors qu’en général, il faut en vouloir quand même dans ce métier. C’est un concours de circonstance.
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Avec le recul, quel souvenir gardez-vous de votre premier album, Hard As Love, paru il y a quatre ans ?

Je n’étais pas prêt. Pas prêt pour faire de la scène, j’avais très peu d’expérience. Psychologiquement, beaucoup de problèmes aussi. Je ne réalisais pas que je jouais devant 500 ou 7 000 personnes. Je ne mesurais pas les enjeux au niveau d’une carrière. J’étais là un peu par accident, sans être investi. C’était une période assez difficile à vivre. Je ne veux pas avoir l’air de cracher dans la soupe, mais je n’étais pas préparé.

C’est étonnant. J’aurais pensé qu’à 35 ans, l’expérience fait qu’on est mieux armé pour faire face à ce genre de situation.

Et bien, on est préparé pour quelque chose qu’on prépare. Moi je ne m’étais pas destiné à prendre ce chemin. C’est un métier, ça s’apprend. Grâce à mes échecs, j’ai avancé. Bien sûr, il n’y a pas eu que des échecs, j’ai eu un peu de succès critique. Mais il y a eu tout un concours de circonstances qui fait que j’ai très peu tourné. J’en garde un souvenir assez surpris. Surpris d’être dans les Inrocks, d’avoir des articles dans les journaux et les magazines. Ça me paraissait étrange. Même à mon petit niveau, c’était très surprenant.

La tournée a ensuite duré un an.

Oui, plus ou moins un an. Il s’agissait de premières parties en solo, guitare-voix. Et ça reste un exercice super balèze que je referais seulement si on me mettait un couteau sur la gorge (sourire). C’est vraiment super difficile, surtout en anglais. Les gens n’ont finalement pas grand-chose auquel se raccrocher. Mais j’ai toujours continué à écrire, et puis aller en studios, c’est ce que je préfère. La scène, je commence maintenant à bien aimer, mais c’est vraiment tout récent.

Pendant combien de temps The Bare Awakening a-t-il été en gestation ?

Je suis rentré en studio pour l’enregistrer il y a deux ans et demi. J’allais très mal, toujours à cause d’un problème d’intoxication. Les séances se sont déroulées en deux parties. Lorsque j’ai ouvert pour Francis Cabrel, j’ai sympathisé avec ses musiciens, qui ont beaucoup aimé ma première partie et mes chansons. Denis Bennarosch (batterie/percussion)) et Bernard Paganotti (basse) sont venus en studio, rejoints plus tard par le pianiste Michel Amsellem. Ils ont tout enregistré en cinq jours, à l’exception de « One for the money », que j’ai enregistré bien plus tard avec mon groupe. Mais je n’étais pas content de mes parties : j’avais enregistré guitare et voix séparément, et ça ne fonctionnait pas. De plus, je n’étais pas en état de bien chanter et de jouer. Donc j’ai refait toutes mes parties guitare/voix un an et demi plus tard.

Pourquoi un tel délai ?

Entretemps, ça n’allait pas du tout : c’était l’hospitalisation… Et puis quand je me suis mis à aller mieux, j’y suis retourné. J’avais la moitié de l’album…

…Finalement, le disque n’attendait plus que vous.

C’est ça, il ne restait plus que moi… (sourire). On a changé de lieu d’enregistrement pour le studio Salam de Yarol Poupaud, qui est le guitariste de FFF. J’ai enregistré tranquillement avec Mathias (Durand), qui est mon guitariste. Dans ces conditions, je pouvais travailler à mon rythme, c’est-à-dire beaucoup : on commençait vers 10 ou 11 heures et on pouvait finir à 3 heures du matin. Ça faisait de grosses journées pour une douzaine de jours. J’ai aussi fait tous les arrangements pendant cette période.

Vous multipliez les casquettes sur cet album : auteur, compositeur, interprète, arrangeur, producteur artistique et exécutif. L’album de plus a été enregistré dans des conditions studios, sans le support de maison de disque. Est-ce que ça ne fait pas un peu trop de rôles à assumer pour un seul homme ?

Il y a un vrai risque, c’est sûr, notamment financier. On s’est vraiment donné les moyens : la première session s’est déroulée au CBE, un studio mythique (ndlr : studio parisien crée à la fin des années 60 qui a accueilli Johnny, Sardou, Dalida, mais aussi Paul Simon, Lee Hazlewood…). Disons que je me donne les moyens de faire un truc que j’estime abouti, avec un beau son. Je suis très content de la production. J’estime que je n’ai pas à pâlir devant d’autres belles productions du genre. Je ne suis pas du tout fanatique du home studio. Je ne sais pas utiliser un ordinateur pour faire de la musique. Je fais ça à l’ancienne, en live. J’estime que si les guitares-voix sont réussies, c’est parce qu’elles sont live. Pour obtenir une certaine chaleur, c’est simple : il faut jouer et chanter en même temps.


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Vous êtes Libanais, vous avez grandi en France, et vous chantez en anglais. Du fait de ce mélange des cultures, votre maîtrise des langues vient-elle de là ?

Effectivement, au Liban tout le monde parle plus ou moins trois langues : anglais, français et arabe. Du fait d’être bilingue, je pense que j’ai une facilité à apprendre les langues étrangères. Maintenant, je ne suis pas complètement bilingue en anglais, mais je n’en suis pas loin.

L’anglais s’est donc dès le départ imposé à vous pour composer ?

Complètement. Je suis de culture anglophone musicalement parlant. Ma famille n’était pas très ouverte sur la culture française. J’ai un peu découvert la musique par mes frères ainés, qui ont une vingtaine d’années de plus que moi. Ça allait des Stones aux Beatles, en passant par Hendrix… Classique donc, mais aussi tout le rock des années 70 : Brian Eno, Brian Ferry, Police, les Talking Heads… C’étaient des groupes qu’ils allaient voir en concert. Il y avait pas mal de vinyles à la maison.

Le premier morceau de l’album, « The Holiday Song » a une couleur lumineuse, exotique même, qui tranche avec le reste du disque. C’était important d’ouvrir le disque sur une chanson optimiste ?

C’est un peu une chanson d’ouverture. Elle n’est pas joyeuse, mais elle a un côté un peu Caraïbes. Moi je trouve, qu’elle a un p’tit côté bayou, à la J. J. Cale. En fait, c’est une chanson de vacances, et c’est pour ça qu’elle s’appelle « The Holiday Song » (rire). C’est ce que j’ai imaginé pour être une chanson au bord de la plage. J’aurais pu faire la playlist de l’album dans le sens complètement inverse. Partir du truc le plus sombre pour ensuite ouvrir vers des choses plus aérées. Il y a une progression sur l’album, au fil de l’écoute c’est de moins en moins aérien, plus terrien, il y a tout un cheminement. On ne s’enfonce pas, mais on revient sur terre.

Au milieu de l’album, il y a « Stupid Tears », qui fait un peu office de respiration. Plus léger, enjoué avec une batterie un peu à la Spector. Tandis que la dernière chanson, « Let Me Out » est aussi la plus épique de l’album.

Par contre, pour « Let Me Out », je considère plutôt que c’est le morceau le plus pesant du disque.

Votre écriture demeure assez traditionnelle, à l’instar d’autres songwriters américains comme Jason Molina, Will Oldham ou encore Bill Callahan.

Je ne connais pas bien le travail des trois derniers musiciens que vous mentionnez. De ce que j’en ai écouté, ce sont des gens qui ont des visions très personnelles de leur métier, leur musique. Moi, j’ai aussi mon chemin. C’est vrai que le premier album était très folk. Et encore, je trouve qu’il a vite été catalogué folk. J’ai toujours eu un côté pop aussi. Enfin, pour moi c’est simple : il y a le blues et la pop. Pas grand-chose d’autre après. Pour résumer, il y a le blues et Gershwin, les Stones et les Beatles, c’est toujours dans le même ordre d’idée. Une fois qu’on sort des progressions classiques blues, on tombe dans la pop. Elliott Smith, c’est classé folk par exemple, mais pour moi c’est de la pop. Alors que les gens vont se dire que c’est folk parce qu’il y a de la guitare acoustique. Il y a encore des gens qui me disent que je fais de la folk, pourtant l’album ne l’est clairement pas, à part peut-être un morceau ou deux un peu « folky ». Folk, c’est devenu un fourre-tout pour dire authentique, personnel. Je pense que ça décrit plus peut-être une démarche traditionnelle.

Sur le plan de la production, l’album aurait pu sortir il y a 20 ou 30 ans. Vous êtes un peu en dehors des modes et des courants, ancré dans une folk/rock americana traditionnelle, avec quelques incursions blues, soul voire jazz. Je pense d’ailleurs aux disques de Neil Young, Jackson Brown…

Ah, j’aime bien Jackson Brown, je le prends comme un compliment. Plutôt dans la voix alors ? Mais vous voyez, je trouve que les trois dernières chansons de mon album sont un peu plus modernes. Même si on peut effectivement y trouver quelque chose de seventies, je n’aurais jamais pu composer « Let me Out » sans avoir écouté Nirvana. « Search you will find » n’aurait pas été écrite si je ne connaissais pas Radiohead. Derrière chaque chanson, j’entends l’archétype de l’artiste qui lui a donné naissance. « The bare awakeing » par exemple, c’est très lennonnien dans le propos, avec ce piano et ce tambourin, ce solo à la George Harrison. En général, je m’en rends compte une fois le morceau terminé. Bon, il n’y a pas d’electro sur le disque, c’est clair. (rires)

Il y a une certaine idée de l’épure sur ce disque. Est-ce difficile à obtenir ?

C’est très difficile. Tout dépend des musiciens en fait. Ce qui est compliqué, c’est de savoir ce qu’il faut mettre, où et quand. Il faut que ça serve l’intention du texte, que ce ne soit jamais gratuit. Après, c’est facile quand on se laisse guider par le texte. L’intensité, on sait alors où la mettre, comment placer un crescendo, faire le silence. Ça devient assez naturel. Comme je ne travaille pas chez moi, il se passe beaucoup de temps entre le moment où j’écris les chansons et celui où j’enregistre. J’ai quasiment tout dans la tête quand je rentre en studio. Je sais ce que je veux. Après, je peux avoir de belles surprises, une note jouée par hasard qui sonne super bien. Mais c’est rare.

Au niveau des paroles, The Bare Awakening est une très belle chanson sur le pardon. Vous lui avez donné beaucoup d’importance puisque c’est le aussi titre de l’album.

Merci. Il est beaucoup question de remise en cause sur ce disque. C’est vraiment un disque de transition pour moi, dans ma vie.

Est-ce que l’écriture vous permet d’exorciser ?

Complètement. Ce sont toutes des chansons vécues.

Un autre morceau au texte remarquable est “A Good time to Pray”, une chanson sur le deuil.

Ce n’était pas mon deuil, mais celui de mon ex-petite amie qui avait perdu sa mère. C’était en quelque sorte une commande. Mais comme j’ai vécu le deuil de mon père, j’ai transposé à ma manière. Je ne me vois pas écrire des choses que je n’ai pas vécues. Du coup, cela implique une certaine lenteur dans l’écriture.

Vous vous êtes remis à écrire depuis l’enregistrement de l’album ?

Oui, j’ai mon troisième qui est fini (rires). Mais je n’écris plus, je ne vais pas me mettre à écrire plus vite que la musique. Comme je ne suis pas sûr de produire le troisième, ça dépendra complètement du sort de celui-là.

Au niveau des concerts, quelle sera la configuration avec les musiciens ?

On est deux guitaristes, un piano, une basse/contrebasse et une batterie. Je ne fais pas jouer tout le monde sur tous les morceaux. Et puis je leur dit inspirez-vous au maximum du disque. Ça ne sonnera forcément pas comme sur l’album, mais dès qu’on peut se rapprocher de l’enregistrement et de ses arrangements, on le fait. Ce que j’écris est très peu improvisé.

Question rituelle enfin, quels sont vos cinq album préférés ?

On me pose souvent cette question, et je ne sais jamais trop quoi répondre. Mon attaché de presse est toujours étonné de constater que je n’écoute pas de disques. Je ne passe plus ma vie à écouter de la musique. Maintenant, je peux en citer cinq de but en blanc : The Wall de Pink Floyd, Blonde on Blonde de Bob Dylan, Let it Bleed des Rolling Stones, The Witmark demos 1962-1964 de la série bootlegs de Dylan, et puis Harvest de Neil Young. Voilà, il y en a cinq mais je n’ai pas cité un disque de jazz, un disque de classique, ni de flamenco…

Joseph Leon, The Bare Awakening (Diese Productions)

Joseph Leon : God’s Forgotten Daughter | Lame De Son (#08)