Sorti de sa retraite en Irlande, le légendaire diablotin de la folk britannique signe un 23e opus magistral et habité.


Parmi la légion de bardes excentriques que l’Angleterre a enfanté au cours des années 60 – les cultissimes John Martyn, David Chapman, sans oublier l’inoxydable gourou Richard Thompson… – Roy Harper tient une place de choix. Au début des années 70, ce drôle de personnage n’hésitait pas à payer de sa personne sur ces pochettes d’album, en posant complètement nu sur le légendaire double album live Flashes from the archive of Oblivion ! Mais évidemment, c’est surtout sa folk-rock mystique qui a fait date, par son caractère indompté, affranchie de tous formats. Son album le plus célèbre, Stormcock (1971) donne un aperçu de sa vision artistique sans compromis : quatre ballades folk intenses et crépusculaires, certaines franchissant allègrement la barre des douze minutes. Poète engagé à la voix vibrante, Roy Harper est doublé d’un guitariste instinctif à l’incroyable dextérité. Certains de ses illustres admirateurs, Peter Townshend, Jimmy Page et David Gilmour, ont régulièrement collaboré sur ses disques… en dépit de ventes qui n’ont jamais cotoyé les sommets des charts comme ceux de ses amis rock stars.

La figure folk culte, qui a fêté en 2011 ses soixante-dix ans, coule une retraite paisible et méritée dans la campagne irlandaise, n’en sortant partiellement que pour gérer son propre label, Science Friction, et les rééditions de sa discographie pléthorique couvrant cinq décennies et 22 albums studios. Parenthèse ouverte, pour les non-initiés rebutés à l’idée d’aborder un si vaste héritage musical, la splendide compilation Songs of Love and Loss parue en 2011 chez Salvo Records est un début idéal.

Man & Myth est donc le premier album studio de Roy Harper depuis treize ans. Ce sont l’ex Cocteau Twins et patron de Bella Union Simon Raymonde avec le renfort du musicien californien Jonathan Wilson, qui en 2009 tentent de le convaincre d’enregistrer de nouvelles chansons. Et l’idée fait son chemin… Trois ans plus tard, le folksinger retrouve Jonathan Wilson dans son studio de la Côte-Ouest pour coproduire une partie de l’album, à vrai dire les compositions les plus courtes. Les autres sessions, consacrées aux chansons « épiques » (dont « Heaven is Here » qui dépasse le quart d’heure), se déroulent en Irlande sous la houlette du fidèle homme de main, l’ingénieur du son John Fitzgerald.

Sur la couverture de Jugula (1985) enregistré avec Jimmy Page, il est écrit « un homme ordinaire écrivant des chansons pour des gens ordinaires ». Mais ne lui en déplaise, il y a bel et bien chez Roy Harper un grain de folie dans sa musique, qui brûle encore aujourd’hui sur Man & Myth. Ce nouvel album pourrait parfaitement être sorti en 1971. Guère étonnant quand on sait que le vieux loup n’a – à quelques rares exceptions près – jamais cédé aux modes. Depuis ses débuts en 1965, le seul luxe qu’il s’autorise pour étoffer ses folksongs bizarres est l’ajout d’une section de cordes – quatre titres sur les sept présentéss ici bénéficient d’arrangements. Le vétéran aurait eu tort de s’en priver, tant la beauté des violons sur « Time Is Temporary » frôlent la perfection. Avec le sublime « The Stranger » au mystérieux goût d’Orient, ses deux moments suprêmes d’intimités, sont à ranger tout près de ses classiques “Another Day », « On Summer Day », et « Black Clouds ».

La voix, quant à elle ne semble toujours pas accuser le poids des ans, et surprend par sa vigueur sur l’ouverture dylanesque « The Enemy », dont la tension va crescendo. Mieux, son côté exclamatoire qu’il a toujours cultivé lui confère avec l’âge l’autorité d’un sage (un peu fou certes). En fin critique ironique de l’espèce humaine qu’il a appris à observer avec recul, le poète chante l’amour (« Heaven is Here »), la mort (« The Exile »), et entre deux les épreuves du temps qui passe (« January Man »).

Mais c’est sur la pièce de résistance de l’album, « Cloud Cuckooland », que le vieux soldat Harper se montre plus corrosif que jamais : un portrait fataliste et sans concession sur les penchants capitalistes de notre société « moderne » qui ne cesse de répéter les même erreurs – le refrain corrosif « We are condemned, to make the same mistakes, over and over again… » – ; une diatribe électrique secondée par la guitare incandescente de Peter Townshend (miracle qu’on ne pensait plus possible).

Après Richard Thompson et son formidable Electric paru au printemps, Roy Harper donne à son tour une réponse magistrale à la jeune garde, en signant deux des meilleurs albums du genre cette année. Encore une fois, chapeau bas, Mr Harper.