Rencontre avec le songwriter de Seattle, pour sa troisième étroite collaboration avec le producteur échevelé Richard Swift. Et toujours un sans-faute.
On ne sait pas si c’est de la timidité ou son côté un peu trop professionnel rompu à l’exercice de l’entretien, mais Damien Jurado n’est pas vraiment du genre démonstratif. On dirait même que l’Américain est un adepte de l’économie des mots – certes toujours justes. Derrière cette façade réservée se cache finalement un musicien qui estime que sa musique parle pour lui… N’y voyez aucune déception de notre part, c’est ainsi qu’on le voyait. On le retrouvera nettement plus dissert le soir-même, lors d’un concert intimiste bouleversant, seul avec sa guitare sèche, sans la moindre amplification. Devant le public, lui-même concède être plus à l’aise et à son meilleur dans ce cadre dépouillé. Ce soir de décembre, le vieux loup de Seattle échange quelques confidences avec l’auditoire, plaisante même sur son statut de songwriter « culte » maniant l’ironie avec mordant.
Face à nous, on imagine volontiers ce musicien déjà peu bavard à ses débuts, qui après des années d’efforts de sociabilité journalistique, nous arrache difficilement un sourire. Un peu comme ses camarades réputés au caractère sauvage Bill Callahan et Will Oldham, auquel il fut souvent comparé par le passé. Mais cette saine rivalité est presque devenue de l’histoire ancienne depuis les miraculeux Saint Bartlett en 2010, puis Maraqopa. Car si la discographie de Damien Jurado en imposait déjà, il est indéniable que le vieux loup a depuis trouvé son alter-ego artistique en la personne du multi-instrumentiste et producteur Richard Swift, dont Brothers and Sisters of the Eternal Son est la troisième et fructueuse collaboration. Un onzième opus dans la parfaite continuité de Maraqopa, un brin plus mystique, où il est question de personnes pures, de quête identitaire dans le désert et d’ovnis venues sauver le monde… Une collection de pop songs désinhibées, somptueusement arrangées par le talentueux Richard Swift, qui n’a pas son pareil pour envelopper les mélodies d’un vernis mystérieusement intemporel et acidulé.
Pinkushion : Depuis vos débuts en 1997, vous n’avez pratiquement jamais failli au principe de publier un nouvel album tous les deux ans. C’est assez exceptionnel. Comme faites-vous ?
Damien Jurado : Je ne sais pas. Je suis ce qu’on appelle un artiste prolifique. Beaucoup de mes chansons n’ont jamais été enregistrés. Je ne fais pas vraiment de démos, j’aime enregistrer mes chansons comme cela vient. Si cela ne tenait qu’à moi, j’enregistrerais un album tous les ans. Mais mon label n’est pas de cet avis (ndlr : Secretly Canadian, basé à Bloomington, Indiana) .
Vous aviez pour habitude d’enregistrer chaque album avec de nouveaux musiciens. Mais depuis l’album Saint Bartlett et votre collaboration avec le producteur Richard Swift en 2010, vous avez continué de travailler ensemble sur Maraqopa (2012) et aujourd’hui Brothers and Sisters of the Eternal Son.
J’aime travailler avec Richard Swift. C’est un excellent ingénieur du son et quelqu’un de très créatif. Et tout se passe merveilleusement bien en studio. Pour moi cela fait sens : si vous avez quelque chose qui fonctionne, il faut continuer ainsi. Voilà comment je le vois. Et je peux vous assurer que cette collaboration avec Richard est partie pour durer longtemps.
Est-ce que vous pensez que le public et les critiques sont plus enthousiastes à l’égard de vos derniers albums enregistrés avec Richard Swift ?
Peut-être, je n’y prête pas autant d’attention que ça (rire). C’est mieux pour moi.
Il a la réputation d’être un producteur très instinctif, doublé d’un excellent musicien. Comment travaillez-vous ensemble ? Vous lui apportez vos chansons et ensuite à lui de les arranger ?
Tout à fait, il est très bon dans ce domaine. Nous sommes seulement tous les deux en studios. J’apporte mes chansons, et il se charge de les « colorer ».
Richard Swift est quelqu’un d’assez ambivalent comparé à d’autres anciens producteurs avec qui vous avez travaillé : Ken Stringfellow, Eric Fisher, David Bazan…
Les producteurs reproduisent éternellement les mêmes schémas. Avec Richard, en général seulement deux prises comptent. Et c’est un excellent musicien. Il joue de toutes les batteries, du piano, et tout le reste…. En studio, nous ne sommes que tous les deux dans la pièce.
Pop, folk, jazz, tropicalisme… Vous continuez d’expérimenter beaucoup sur cet album en mélangeant les genres. Et en même temps les chansons demeurent très mélodiques.
Oui, c’est vrai. Il y a différents styles sur ce disque. La raison est que je n’aime pas être cantonné dans une boite. Folksinger, rockstar ou rappeur… pour moi ces étiquettes n’ont pas de sens. Je ne suis rien de tout cela. Je crée ma propre musique en essayant d’expérimenter au maximum.
Étiez-vous lassé d’enregistrer des disques dépressifs lorsque vous avez rencontré Richard Swift ?
Je voulais surtout changer mes méthodes de travail en studio. J’ai passé trop de temps à être quelqu’un que je n’étais pas. Et j’ai eu la chance ou l’opportunité de passer à autre chose.
Deux jours et demi. Seulement ? Vous plaisantez ? Non, non. Le processus d’enregistrement va très vite. La première chose que nous faisons quand nous rentrons en studio est de chercher à bien placer ma voix, les harmonies. Une fois les harmonies trouvées, on peut passer à la phase « recording ». On enregistre d’abord la guitare et la voix en même temps, je joue et chante seul, sans accompagnements. Tout est enregistré d’un trait, quasiment en une prise. Puis on passe à une autre chanson. En tout cela prend 45 minutes. Les parties de batterie viennent ensuite. Le temps qui reste est dévoué aux arrangements. Vous enregistrez la batterie après les pistes voix et guitares ? C’est assez inhabituel. Oui mais justement, l’idée est de ne pas suivre les conventions. On fait les choses à notre manière. Si on veut être rapide, il ne faut pas s’arrêter d’enregistrer et continuer, continuer… Et donc cela prend deux jours et demi. Vous voulez dire par là que cette sorte d’urgence sciemment provoquée stimule votre inspiration ? Oui. De cette manière, on ne perd pas notre temps à se dire « peut-être qu’on devrait ci ou qu’on devrait ça… ». Non. On a tellement d’idées qui nous viennent d’un coup que le fait d’aller vite nous oblige à prendre vite des décisions, à ne pas s’éparpiller. C’est assez chaotique, voire dingue. C’est très intéressant. Quand la plupart des groupes, après quelques albums, ont du mal à trouver l’inspiration, vous au contraire semblez faire plutôt en sorte de canaliser cet énorme flux. En parlant d’inspiration, le côté psychédélique de la chanson Silver Joy m’évoque le mouvement tropicaliste brésilien. Êtes-vous fan de ces musiciens comme Caetano Veloso, Os Mutantes ? J’aime ces artistes, et Jorge Ben aussi. Sur l’album, cette influence est perceptible dans l’utilisation des rythmiques et des percussions. On peut clairement y entendre des références latines, cubaines, afro-américaines… on mélange tout. On entend même des cuillères. Tout à fait, et différents sons de métaux aussi. On a même enregistré la pluie. On a vraiment tout enregistré (Sourire). Et pour mixer l’album, on applique la même méthode que l’enregistrement. Ça va très vite. « Faisons ça vite, et rajoutons ensuite des guitares ». La moitié des chansons s’intitulent par des prénoms accompagnés du mot « Silver » (argenté). Qu’est-ce que ce mot signifie exactement ? Ça a à voir avec une certaine idée de la pureté. J’aime cette couleur argentée, lumineuse, presque angélique. Tout ce que je peux dire, c’est que Brothers and Sisters and the Eternel Son est un album concept. Toutes ces personnes ont pour nom Silver, et chaque chanson parle d’une personne différente. Mais j’aime bien entretenir le mystère autour de mes chansons, ne pas trop en dévoiler. J’ai sélectionné cinq albums de votre discographie. Pourriez-vous les décrire en un mot, puis les commenter ? Allons-y. Waters Ave S (Sub Pop – janvier 1997) Infantile. Je dis ça parce que je ne savais pas ce que je faisais. C’est mon disque de naissance. C’est tout ce que j’ai à dire… I Break Chairs (Sub Pop ”” février 2002) Rock. Électrique. Un de mes premiers disques où je joue vraiment avec un groupe au complet. Ce fut vraiment un disque agréable à enregistrer. Where Shall You Take Me? (Secretly Canadian – mars 2003) Lugubre. J’ai pris beaucoup de plaisir sur celui-ci, mais c’est un disque triste, déserté, comme si rien de bon ne pouvait arriver… Mon premier album pour Secretly Canadian. On My Way to Absence (Secretly Canadian – avril 2005) Dépressif. C’est le disque le plus triste que j’ai jamais enregistré. Vous ne trouvez pas ? Les thèmes sont très sombres. Les gens meurent partout sur ce disque, les amoureux sont abandonnés ou bien on leur tire dessus. D’autres quittent la ville… J’aime beaucoup ce disque, mais il est très triste. Il n’y a pas de pop songs dessus. Saint Bartlett (Secretly Canadian – mai 2010) Le commencement. Oui, le commencement d’une nouvelle période. Ma seconde naissance. Jim Sullivan – U.F.O. (1969, réédition Light in the Attic/Pias en 2010)
Combien de temps vous a-t-il fallu pour enregistrer l’album ?Cinq albums, par Damien Jurado
Yoko Ono – Fly (Apple, 1971)
Captain Beefheart – Trout Mask Replica (1969, Reprise Records)
Larry Norman – Only Visiting This Planet (1972, Verve)
Sun Ra – Space is the Place (1974)
Damien Jurado, Brothers and Sisters and the Eternel Son (Secretly Canadian)