À l’occasion de sa sortie cet été sur disque via Paper Bag Records, retour sur l’un des grands albums oubliés de 2013. Inclassable.


Octobre 2013, Carey Mercer décide alors de sortir le nouvel album de Frog Eyes uniquement sur le Bandcamp du groupe (fermé à ce jour…) accompagné d’un texte expliquant sa démarche. Déjà particulièrement affecté par la mort de son père et mentor des suites d’une longue maladie, il reçoit, pendant le mixage final de l’album, un coup de téléphone de son médecin lui diagnostiquant un cancer de la gorge. Ne sachant pas alors s’il serait en mesure de promouvoir l’album, il decide de le sortir par ses propres moyens: « Illness is nothing to be ashamed of, but it is a big thing, a thing that impacts a life and forces changes on the way, for example, a songwriter releases her or his product ». Par ailleurs, l’album revêt des atours plus politique, et reflète l’actualité de ces trois dernières années, vues à travers les yeux de Carey Mercer: « Riots, storms, mass protests, the dissolution of any collective faith in our political and economic institutions ». Rien que ça.

À ce postulat de départ sombre et quelque peu intimidant, il ne faut cependant pas s’arrêter, bien au contraire. Si la maladie rôde sur cet album tel un vautour expérimenté, Frog Eyes joue une musique de réaction. La mort dans le miroir, mais le poing levé. S’ils avaient tendance par le passé à mordiller les mamelles d’un certain prog-rock, il en est moins question ici. Carey’s cold spring est sans doute moins virtuose et plus recentré que ses prédécesseurs, mais aussi plus frontal et aéré. Le groupe s’est comme resserré autour de son chanteur, épousant ses inflexions dans une forme de retenue et une application particulière. Le chant toujours affecté de Carey Mercer prend ici un visage moins baroque, comme si ses tourments intérieurs avaient entraîné des vibrations différentes. Et dans cette mise à nue, il évite les pièges de l’auto-apitoiement avec justesse et dignité. Le micro au plus près du cÅ“ur, tel un album solo en trompe-l’Å“il.

On traverse cet album comme agrippé par l’étrange moiteur d’un western nocturne fantasmé. On croise des notes de guitares accrochées aux étoiles filantes d’un ciel désespérément noir – « Your Holiday Treat ». On se laisse porter par la soul en apesanteur de « Don’t Give up Your Dreams ». Ces chansons cassantes et trébuchantes bousculent aussi les codes, si bien qu’une grande majorité d’entre elles semblent transpercées par des éclairs venus d’ailleurs. Les roulements de batterie incessants sonnent comme des décharges et un appel au combat – la frontalité de « The Country Child ». La musique de Frog Eyes fait corps avec son sujet en y épousant ses formes les plus diverses. Elle interpelle le passé, aborde le présent et envisage l’avenir. Convoque l’hiver et le printemps. Triste, mais jamais sinistre, cet album-miroir livre un combat contre ce lent refroidissement de la chair qui nous rapproche de la mort.

Et c’est tout naturellement que Carey’s Cold Spring se conclu sur « Claxxon’s Lament » (titre déjà enregistré par le passé avec Blackout Beach). Seul à la guitare, Carey Mercer interpréta cette chanson face à son père, dans ses derniers instants: « I also sang it loud, because even though a hospice is supposed to be quiet, I wanted it to mean something, and sometimes volume creates its own meaning ». Terriblement humain.