20 ans après son dernier album, la mythique formation néo-zélandaise dégaine Silver Bullets, un nouveau chapitre à la hauteur de cette longue attente. Rencontre avec Martin Phillipps.
Fleuron néo-zélandais d’une indie-pop originale et créative portée par le mythique label Flying Nun dans les années 80, promis à un avenir d’envergure au début des années 90 après avoir signé sur une major, The Chills, avaient disparu des radars depuis bientôt 20 ans sous les effets conjugués d’un mauvais timing, des problèmes récurrents de stabilité au sein de la formation, puis de complications personnelles s’ajoutant à l’absence d’opportunités dignes du talent de leur inamovible leader Martin Phillipps. A la tête d’une formation des Chills revue et corrigée pour donner son meilleur sur un nouvel album qui offre plus qu’un honorable retour plaisant, l’attachant songwriter en noir nous a donné l’occasion de dérouler avec lui les fils de ce retour longtemps attendu.
Pinkushion : Un album de nouvelles chansons des Chills qui parait 19 ans après le dernier LP (Sunburnt, 1996) : que s’est-il passé durant ce temps jusqu’à ce nouveau disque, Silver Bullets? Quel est le plan maintenant ?
Martin Phillipps : Continuer à avancer. Les opportunités sont finalement présentées pour faire de nouveau de la musique comme je le faisais avant et c’est ce que j’aime avant tout. Pendant un long moment il y a eu beaucoup de confusion dans ma vie, des problèmes avec la drogue et de santé (ndlr : actuellement encore, Martin Phillipps doit se battre avec une hépathite C et une cirrhose du foie). Et puis aussi un manque de soutien d’un label à faire décoller les choses au niveau international : on a été virés de Slash Records-Warner au début des années 90 quand ils ont fait le ménage des groupes qui ne vendaient pas assez selon eux. Et même si certaines des chansons sur le nouveau disque ont été écrites il y a un moment, je ne voulais pas les brader et il n’y avait pas jusqu’alors l’opportunité de les enregistrer correctement dans un bon studio. Finalement nous avons eu l’occasion de publier en 2013 un album live (Somewhere Beautiful), enregistré en Nouvelle-Zélande lors d’un concert du Nouvel An 2011 où se trouvait David Teplitzky. Il faisait la promotion de groupes locaux et a finalement obtenu une distribution sur Fire Records pour ce disque live ; lesquels nous ont ensuite proposé d’enregistrer un nouvel album dans de bonnes conditions.
Comment se sont développées les nouvelles chansons ?
Les bases de certains morceaux, comme « Warm Waveform » par exemple, datent d’il y a 20 ans ! Environ un tiers des morceaux ont été écrits il y a un moment, et j’avais des bouts de musique ici et là, beaucoup de textes. Mais je voulais des éléments neufs pour ce nouveau disque, et, au moment d’enregistrer, les choses se sont mises en place assez rapidement. Il fallait avancer, et même si je pouvais avoir telle ou telle difficulté pour compléter un morceau ou pour certaines paroles, il est arrivé que je me réveille à 3 ou 4 heures du matin la veille d’enregistrer en studio, et bing c’était là ! La finalisation du tout s’est étalée sur un an environ. Tout ceci a été rendu possible par la stabilité du groupe.
En effet le groupe sous sa forme actuelle est une des formations les plus durables dans l’histoire des Chills, et je trouve que cela s’entend bien dans la cohérence du nouvel album. Peux-tu nous parler un peu des musiciens qui jouent avec toi ?
Le batteur et le bassiste sont avec moi depuis une quinzaine d’années, Erica Scally qui est au violon, à la guitare et au clavier, et Oli Wilson, le clavier, depuis environ 8 ans. Ils sont tous originaires de Dunedin (la ville d’origine de Martin en Nouvelle-Zélande). Nous nous entendons très bien, et ils ont été très présents dans le processus qui a mené à ce nouvel enregistrement. Ce sont tous de très bons musiciens, bien meilleurs instrumentistes que moi, et ils comprennent très rapidement ce que je souhaite pour un morceau. Ce qu’ils m’ont apporté est fantastique et c’est pour moi très confortable d’évoluer dans cette formation des Chills, avec cette stabilité qui était plus complexe à maintenir par le passé. Ils ont été très patients également depuis ce temps !
Quelles seraient les possibilités actuelles pour les Chills de tourner ?
Tourner, à une large échelle, et même à une moindre, est devenu encore plus compliqué qu’avant : tous les membres du groupe ont des enfants, des boulots, des emprunts, le besoin de faire rentrer de l’argent régulièrement, et les déplacements sont chers surtout depuis la Nouvelle-Zélande… On étudie les possibilités, surtout financièrement, et comment faire pour pouvoir partir sur une longue période : peut-être en mai l’année prochaine, et on aimerait beaucoup retourner aux Etats-Unis.
Comment vois-tu la place des Chills dans le monde musical actuel ?
Il y a tellement de musique maintenant, tant de groupes … C’est très facile pour les Chills d’être noyés dans tout ça. Les Chills existent depuis 35 ans, je pense qu’il y a des gens qui devraient potentiellement nous connaitre, mais ce n’est pas le cas. Les Chills ont une histoire, un héritage, mais il y a des tas de groupes dans cette position. C’est un challenge pour nous, une situation spéciale. En même temps plusieurs personnes me disent combien certaines chansons ont pu les aider dans leur vie, à un moment difficile ou heureux, comment certains disques continuent d’être importants pour eux. C’est quelque chose d’important pour moi, mais il nous faut avancer. Il n’y a pas que le fait de devoir tourner pour exister : jouer dans les mêmes endroits de 500 places, c’est ok, mais on doit aussi pouvoir à terme en dégager quelque profit, ce qui est compliqué au vu de l’investissement que ça représente. On va voir ce qu’on peut faire… Il y a les festivals… On a de très beaux t-shirts ! (rires).
Comment as-tu réussi à préserver et projeter dans le nouvel album la belle alchimie qui a rendu si unique et atemporel le son des Chills par le passé, cette balance délicate entre les morceaux pop enlevés et le côté plus introspectif de ta musique ?
J’ai beaucoup pensé à comment ce nouveau disque devait être, sonner, après tant de temps, comment ne pas se perdre dans la technologie actuelle sans pour autant la rejeter, et comment établir cette correspondance entre le « son Chills » passé et les nouveaux morceaux. L’album est finalement un mix entre l’esprit qui a conduit le son des Chills et un ancrage dans la façon actuelle d’enregistrer. L’idée était d’imaginer quelqu’un qui découvrirait les Chills sans se dire que ça sonne comme dans les 80’s. C’était mon but pour ce disque, une étape avant de passer à autre chose pour le prochain, d’explorer plus avant les nouvelles technologies d’enregistrement …
Sans se positionner de façon dogmatique ou catastrophiste, plusieurs chansons de Silver Bullets portent un regard lucide sur la marche du monde. Tu es toujours préoccupé par la cause environnementale ?
Oui, tout en gardant le cap sur le songwriting, les paroles des chansons doivent signifier quelque chose pour moi afin de les rendre intéressantes. Les thématiques qui m’importent sont contemporaines : les méfaits de la politique ou le rôle des médias, les problèmes écologiques, l’inégalité dans la distribution des biens, on les retrouve dans les nouveaux morceaux comme sur « Underwater Wasteland » par exemple. Il ne s’agit pas de produire de la musique pour simplement le faire. Tout cela doit me toucher. Merci de trouver que les textes ne sont pas emphatiques à ce niveau ! Le challenge reste pour moi d’utiliser au mieux mes capacités d’écriture pour traduire la colère qui m’anime, sur des sujets comme l’écologie par exemple … Je ne cherche surtout pas à produire des slogans, quelque chose qui ne passerait pas le test du temps. Le groupe m’aide aussi dans ce processus, il porte un jugement critique sur les paroles, on se connait bien et ça donne des choses très positives. C’est un équilibre à trouver et je crois qu’on a réussi à faire un disque qui pourra bien vieillir, à son rythme …
Dans des morceaux plus anciens mais encore avec ce nouveau disque, il y a aussi un côté qui est de l’ordre du merveilleux dans ta musique, ou quelque chose comme un rêve d’enfant tout autant naïf qu’inquiet. Es-tu d’accord avec cette approche ?
Oui, ma musique peut aussi avoir un côté sombre ou étrange. Pour moi il y a quelque chose d’effrayant à propos du monde de l’enfance qu’on retrouve par exemple avec des livres comme les histoires des frères Grimm, ces contes très sombres … Il y a ce côté très animal dans le comportement des enfants, à la fois plus droit et parfois effrayant, plus honnête d’une certaine façon. J’aime certains contes de fées, c’est un domaine intéressant à mes yeux cette particularité qu’on peut trouver dans le domaine de l’enfance. Les souvenirs de cette période peuvent être source à chansons… Cela peut l’être aussi d’une façon plus large, comme aborder ce qui a trait à la cruauté qu’ont parfois les gamins, et qui amène avec le temps à une autre lecture. « Tomboy » (trad : Garçon manqué), par exemple sur le nouveau disque, c’est partiellement des souvenirs d’école vers 7/8 ans, quand on se moque de la fille qui n’est pas comme les autres.
Tu es originaire de la ville universitaire de Dunedin en Nouvelle-Zélande, dans la belle région de Central Otago sur la côte Est de l’île du Sud. Comment penses-tu que cet environnement agit encore sur ton écriture ?
Même si je n’interagis plus autant avec cet environnement autant que quand j’étais jeune, c’est un peu dommage car je devrais vraiment le faire plus. On devient plus paresseux avec l’âge… C’est un endroit très beau et calme pour vivre. Mais si Dunedin est un super endroit pour grandir, tu te rends compte aussi qu’il se passe des choses ailleurs dans le monde et qu’il faut aller voir ça. Cela a été une partie de mon problème : vivre à Londres, Los Angeles, dans un autre univers, immergé dans la vie musicale, le passage sur un gros label, et puis devoir rentrer en Nouvelle-Zélande après 10, 15 ans, à un moment où les choses avaient changé, dont l’industrie musicale. J’ai mis du temps à réaliser que ce n’était pas évident pour mon développement créatif de devoir rester, mais c’est ainsi que les choses se sont passées … Il y a des trucs vraiment super et uniques musicalement en Nouvelle-Zélande, mais aussi un certain manque de qualité sur le plan international.
Quels sont tes rapports avec les musiciens de l’époque dorée et mythique du label indépendant Flying Nun dans les années 80 (ndlr : le label était basé à Christchurch, mais Dunedin était le foyer des groupes les plus créatifs d’une pop oblique au son original entre psyché, garage et post-punk expérimental) ? Et avec ceux des plus jeunes générations ?
C’est marrant, parce que tu penses que dans une ville qui a gardé une taille relativement moyenne tous les groupes actuels vont être au courant de l’héritage musical. Mais bien sûr seulement quelques-uns le sont… Pour les autres c’est « Martin qui ? Laisses tomber, c’est un vieux bâtard… » (rires). Il y a toujours de bons groupes localement, mais la prééminence de musique internationale fait que les jeunes groupes sont naturellement plus tournés vers elle. Mes relations avec les « anciens » sont bonnes. Quelqu’un comme David Kilgour (The Clean, David Kilgour & The Heavy 8’s, également peintre) par exemple, qui reste un musicien incroyable. On s’est toujours plus ou moins soutenus les uns les autres. La mort de Peter Gutteridge (membre originel de The Clean et The Chills) en 2014 a aussi permis d’aplanir pas mal de vieilles rancÅ“urs : on s’est retrouvés tout d’un coup dans la même pièce, peut-être 200 personnes dont certaines ne s’étaient pas vues depuis 20 ans, et on a vu que l’eau avait coulé sous les ponts… Il y a eu aussi ce concert en début d’année 2015 autour du Dunedin Sound, où Graeme Downes (leader de The Verlaines, musicien accompli et en charge du département musique de l’Université d’Otago) a réarrangé de façon incroyable pour grand orchestre une vingtaine de morceaux de groupes de la période historique de Flying Nun, et où j’ai chanté. Ca a permis de réunir pas mal de gens aussi. Personne ne savait combien de gens allaient venir nous voir, 15 ou bien 200, et il y avait 3000 personnes ! Voilà une façon dont cet esprit de Dunedin a survécu… On n’est pas à faire tout le temps des fêtes les uns chez les autres, mais voilà il reste quelque chose de toute cette histoire …
Où entends-tu l’influence des Chills de nos jours ?
Je suis certainement la personne la plus mal placée pour en parler ! Certaines personnes me disent parfois « écoutes ce truc, ils ont piqué ça aux Chills », mais ce n’est pas évident pour moi… C’est agréable de savoir qu’on a pu avoir un peu d’impact sur certains groupes importants qui nous citent en référence. Mais je n’entends pas forcément notre influence chez les plus jeunes groupes, comme ceux de Dunedin. Certains vieux groupes comme The Clean, The Bats (et The Chills donc) reviennent dans le paysage, et il y a quelque chose qui vient comme boucler un cercle étrange. Quant aux nouveaux groupes, ce n’est plus tout à fait comme par le passé. Le truc c’est qu’on ne joue plus de la guitare comme avant où tu avais une corde sur ta guitare et bang c’était parti. Maintenant il y a un cursus de rock à l’université de Dunedin, ils jouent tous de leurs instruments super bien. On va voir ce qui sort de tout ça …
Qu’en est-il du catalogue de vos anciens disques ?
La compilation Kaleidoscope World (singles et EPs de 1982-1986) devrait ressortir en double LP début 2016 avec des morceaux bonus. Le Dunedin Double, EP collectif de 1982, est ressorti l’année dernière via le label américain Captured Tracks qui a ressorti notamment d’autres disques de Flying Nun comme les Sneaky Feelings ou The Bats. J’aimerai beaucoup qu’on puisse ressortir le LP Brave Words remixé, avec un son qui rendrait justice à la qualité des masters originaux.
Les Chills et la France ?
Ca sera peut être mieux que ce ne l’était… On a bien marché à l’époque aux Pays-Bas, en Belgique et en Allemagne, mais on n’a pas pu jouer beaucoup en France même si on sait qu’il y avait un petit groupe de fans loyaux. On va voir, on espère pouvoir revenir jouer ici.
Quelles musiques as-tu écouté ces derniers temps ?
J’étais un grand fan de musique, des tas de choses de toutes périodes et styles. Je le reste bien sûr, mais avec l’âge tu deviens plus paresseux envers le flot de nouveautés. Plus récemment je me suis mis à écouter plus attentivement Miles Davis, John Coltrane, Thelonious Monk, Charles Mingus, à côté de « mes classiques pop ou rock de toujours ». Ceci-dit, l’opportunité de créer de la nouvelle musique avec les Chills, le réveil de la partie créative en moi, me donnent envie d’aller vers de nouvelles choses. C’est intéressant parce que ça se retrouve chez des gens de ma génération, comme David Kilgour par exemple qui produit des choses incroyables à la guitare sous l’influence d’autres univers musicaux. Tous ces gens, après toutes ces années, continuent à avancer, et j’espère bien continuer à en faire de même.
Interview faite à Paris, le 30 septembre 2015.
Merci à Alice de Fire Records.
The Chills Silver Bullets (Fire Records/ Differ-ant)
Crédits photos : Céline Riotte
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