A l’aune de leur millième vie, les Legendary Pink Dots ouvrent une nouvelle brèche. Pages of Aquarius est le nouvel épicentre psychédélique et électronique de cette fantasmagorie sensorielle.
Ils nous ont déjà tant donné !… Miraculeusement, le temps qu’ils nous ont accordé, n’est pas encore épuisé. Depuis 1980, le sablier du temps qui passe est comme suspendu : l’instant présent ne glisse plus vers le futur, le passé se construit malgré tout, laissant les Londoniens Edward Francis Sharp (Edward Ka-Spel – chant et claviers) et son acolyte Philip Knight (The Silverman – claviers) – socle inamovible de cette formation – s’exprimer avec profusion et construire une discographie homérique. Le flot de paroles et de musiques produits par ces deux musiciens est phénoménal et ininterrompu. Leur discographie est une mine à ciel ouvert, où s’y loge une pléthore de trésors, n’attendant que les esprits non cartésiens ou les oreilles prédisposées, pour révéler leurs mystères et resplendir encore et encore. Leur musique est étrange mais imprégnée d’une intense émotion.
L’histoire des Legendary Pink Dots est accidentée. Elle est emplie de joies et de peines. Jamais rien ne coulera de source pour ces musiciens. Parfois tout proche de la rupture, ils trouveront néanmoins toujours les ressources pour surmonter les épreuves. C’est d’ailleurs dans ces moments critiques – acculés et remués affectivement – qu’ils produiront de sublimes chefs-d’Å“uvre : l’Å“uvre de la démesure, la folle danse au bord du précipice de leur album Asylum en 1985, ou le lunaire et sépulcral Shadow Weaver en 1992.
Superbement ignoré par les critiques et les médias – on pense en son temps à John Peel ou aujourd’hui, aux branchés de Wire (le magazine) – Ka-spel & Co n’ont pour autant jamais recherché le succès. Une sincérité, de l’indépendance (même durant les années PIAS), de la passion et le talent ont fait le reste.
La légende débute en août 1980, dans la nuit d’un festival gratuit, à Stonehenge Grande-Bretagne. Les jeunes Ka-Spel, Knight et April Lliffe sont attirés et captivés par un groupe de musiciens, improvisant sur 4 synthétiseurs et une guitare. Le déclic est foudroyant, ils vivront dorénavant dans l’exaltation de créer leur propre groupe. Ils s’empressent d’acheter un synthétiseur bon marché (Korg MS10), une boite à rythmes et un ampli. Leur squat, une vieille demeure victorienne délabrée, éclairée à la lumière des bougies, et pourvue d’un piano boiteux tacheté de points roses, devient leur lieu de répétition frénétique. Ka-Spel a le feu sacré. Rien, n’y personne n’infléchira sa destinée.
Leur discographie se bâtit sur la culture de la cassette, très vivace à cette période. Des kilomètres de bandes magnétiques sont enregistrés, et vont asseoir leur réputation. Produites à un minima d’exemplaires, confectionnées d’une façon artisanal, ces K7 sont estampillées maisons et envoyées aux heureux élus accompagnées d’une petite note personnalisée. Malgré le parfum de mystère qui les entoure, le groupe est déjà accessible à ses fans, et il le demeurera. Les mythiques – Only Dreaming, Chemical Playschool 1 & 2 et Kleine Krieg en 1981 ouvrent les vannes et lancent la série.
Pour tous ceux et celles qui ont découvert cette formation en cours de route, persistera toujours le sentiment d’écouter quelque chose de magique, de chérir un trésor personnel. La difficulté pour dénicher leurs productions, décuplera cette impression, et ajoutera au mystère.
Musicalement les Legendary Pink Dots sont uniques, inutile de leur chercher un équivalent. Tout juste pourra-t-on leur associer dans un univers parallèle, l’« explorateur cosmique » Sun Ra, pour sa longévité, ses nombreux patronymes, le manque de reconnaissance (de son vivant), la profusion d’enregistrements et le coté mystique.
A l’opposé des musiques binaires – l’impasse pour tout musicien aventureux – celle des Pink Dots explore la diversité et recherche la profondeur de champ. Toute à la fois intime, luxuriante et illuminée, elle peut dans la minute suivante, revêtir une face intense, cauchemardesque et apocalyptique. Une création originale en perpétuelle expansion.
Chose inouïe, dans l’immensité de leur répertoire, on ne déniche qu’une reprise ! : la chanson ‘’Super’’ de la formation Neu. Ka-Spel a toujours rechigné à empiler les reprises.
Leurs statistiques sont monstrueuses : une cinquantaine (?) d’albums sont sortis sous la bannière Pink Dots, presque autant en solo – Å“uvre magnifique et excessivement personnelle. Dans le même champ d’attraction, on citera bien évidemment, la beauté froide et électronique des Tear Garden (fantastique et dérangeante association avec Cevin Key, membre de la formation électro-hallucinée Skinny Puppy) ou les acousticiens expérimentaux de Mimir (constitué de Christoph et Andreas Martin [H.N.A.S.] et Jim O’Rourke). Plus d’une vingtaine de musiciens ont aussi gravité dans la galaxie Pink Dots au gré des aléas et circonstances. Seul un archiviste confirmé semble donc en mesure de démêler les fils.
Leurs prestations scéniques sont aussi inoubliables. Le live est leur élément. Au contact du public Ka-Spel se transforme littéralement. D’un charisme fou il emmène sa formation vers des sommets exaltants. Un magma d’influences inconscientes a construit la psyché des Pink Dots. «Toute la musique m’a influencé, rétorque Ka-Spel, en commençant par l’homme des cavernes inspiré, qui s’est mis à frapper une pierre contre l’autre, pour faire danser ses congénères ».
Si on veut à tout prix leur apposer une étiquette, on qualifiera leurs sonorités d’expérimentales ou de psychédéliques au sens noble du terme. D’ailleurs, toute tentative de classification vole en éclat une fois embarqué dans leurs univers grandiose et envoûtant.
Ka-Spel aime la tessiture des mots, plutôt conteur que poète, il construit ses chansons en jouant sur les possibilités offertes par leurs sonorités et leurs rythmes. Il projette dans ses textes, ses visions et ses angoisses. Ses thèmes de prédilection sont la religion, l’accélération du temps et ses ravages collatéraux, l’écologie ou l’aliénation de l’individu. Tout est traité avec culture mais surtout dérision. On envie les anglophones de pouvoir décrypter toutes les subtilités de ses textes.
Mais le temps nous manque, pour s’extasier sur leur fantastique itinéraire. On fait donc un grand écart gigantesque pour aboutir à leur nouvel enregistrement. On les avait quitté “officiellement” en 2013 sur l’hermétique et sombre The Gethsemane Option. Depuis le départ du saxophoniste et clarinettiste hollandais Niels Van Hoorn et du multi-instrumentiste Martijn de Kleer, le groupe se réduit toujours au noyau dur Ka-Spel, The Silverman, Erik Drost (guitare) assisté de Raymond Steeg au son. Les potentialités offertes en leur temps par un line-up plus étoffé (le violon de Patrick Q. Paganini, le saxophone de Niels van Hoorn ou la batterie de Ryan Moore) sont révolues. Un temps désarçonné par cette fuite de talent, cette nouvelle sortie vient clore le débat. Elle est tout simplement la plus belle et la plus convaincante de cette dernière période.
Pages of Aquarius est un jeu de mots qui renvoie à The Age of Aquarius (l’ère du Verseau censé débuter en 2160 avec la mort des poissons). Sa splendide pochette en référence au cubisme nous remémore la glorieuse période PIAS., où les visuels étaient réalisés par l’artiste et graphiste Stephan Barbery. Un signe qui ne trompe pas.
‘’Mirror Mirror’’ nous introduit avec fracas dans ce nouvel opus. Sur un fond puissant de guitares, Ka-Spel traverse le miroir dans un maelström d’accords furibonds et kaléidoscopiques. Dans cet antre de la folie, les claviers en roue libre, sont au diapason de sa voix – ample, spatiale et inquiétante. Le miroir brisé en fin de voyage, nous fait furtivement redécouvrir le langage utilisé par Ka-Spel ici et là, et à merveille en 1983, sur le titre «Arzhklahh Olgevezh» de l’album Curse. Proche du kobaïen de Christian Vander (Magma) – sans son côté mystique – cette technique associe une suite de mots incohérents et étranges, résonnant comme une nouvelle langue. L’effet est garanti !
Ka-Spel est avant tout un conteur. Contes des temps modernes ou mythes des temps reculés, la plus grande histoire jamais contée (’’The Greatest Story Ever Told’’) ressemble à un cauchemar disséqué comme un rapport technique de la Nasa. Froidement, sur des nappes de claviers oppressantes Ka-Spel s’épanche. On y décèle des bribes de mots – culte, technologie, idolâtrie … – car y tournoie des sons sévères, sinistres et une atmosphère menaçante. Un « élu » (« God made me ») ne semble pas pris au sérieux. Le climat est instable : de déclamations susurrées à notre oreille, à un climax de sons obscurs et d’ambiances en tous genres. Une litanie se fait sienne : « we refuse to worship you… » : Nous refusons de nous prosterner. Surement un mal pour un bien !
Le monstre de ferraille est annoncé. Présence sombre et mystérieuse, le ‘’D-Train’’ entre en gare. Le chant de Ka-Spel est menaçant, appuyé et paranoïaque. Sont prophétisés ces quelques mots : «never take the D-Train». Pris au piège nous voilà engagé dans une ronde infernale. Les claviers sont pesants et déchainés – à faire passer les synthés de John Carpenter pour du Richard Clayderman. Le rythme s’accélère à mesure que le train de la mort (Death train) s’emballe. Son circuit est diabolique, l’ambiance est claustrophobique et anxiogène. La voix de Ka-Spel grimpe dans l’échelle de l’angoisse pour finir par se libérer en fin de voyage.
Et si tout ça n’était qu’une illusion ? … On serait alors transporté sur la ligne D du métro New Yorkais, en partance de Coney Island, via Brooklyn en direction du Bronx ! … Haut la main, prime au titre le plus addictif de cet album.
Après la cavalcade de cette entame, le minimal et intime ‘’Credibility’’ calme les esprits et résonne de quelques notes de pianos affectueux. Une berceuse, où Edward n’élève pas la voix, et s’efface en fin de morceau au profit des claviers de Silverman, qui finit par conclure sur une séquence instrumentale poétique.
Au rythme du battement d’un balancier, ‘’Trending’’ distille et égrène son harmonie. Epuré comme un compte à rebours serein, ce morceau apprivoise les silences et les bruitages divers : l’écho régulier d’un sonar ou le bruit de l’eau qui goûte, les cliquetis d’un briquet récalcitrant, le chuchotement de voix lointaines, ou des rires étouffés, … les effets sont garantis et jetés par touches ponctuelles. Quelques mini déflagrations de guitares se glissent, adoubées par le chant métronomique de Ka-Spel. L’ambiance est magistralement posée. Ce morceau est une scène de cinéma à lui tout seul.
Il nous conduit tranquillement sur le suivant.
‘’Touching The Forelock’’voit les Pink Dots saisi d’une énergie positive. Dans la veine d’un titre récemment abandonné sur leur bandcamp (‘’Uncomplicated ‘’), cette chanson est dynamique et respire ; tout le contraire de son sujet (écologique) mais qui recherche les profondeurs les plus insondables de la planète. Par contre, nul besoin de pallier de décompression pour la remontée.
A l’écoute du merveilleux ‘’Prodigal’’ on ressent une émotion profonde. La mélodie joue avec les airs, en apesanteur, les fantômes d’un passé récent, viennent nous rendre visite. ‘’I’m just behind you’’ … Notre esprit prend la tangente, un millier de feux intérieurs brûlent et étincellent. Ode intimiste et troublant hommage aux disparus « Prodigal’’ est l’une des plus belles chansons écrite par Edward. Silverman aime travailler sur les sonorités. Les compositions des Pink Dots se construisent à partir de sons concrets, sortis de leurs environnements qu’ils triturent pour les restituer méconnaissables.
‘’A partir d’un craquement d’allumette Silverman est capable de composer une symphonie électronique’’.
‘‘Don’t Go There /Page Aquarian/ Jacobs Ladder’’ est le tryptique de fin. L’entame de la traversée -(« Don’t Go There ») – se cale sur un rythme suspicieux. Ka-Spel lâche en avertissement : « Cameras are everywhere » . Inspection angoissante et paranoïaque, territoire quadrillé, … les caméras de surveillance à l’affût, scrutent les allées et venues. Les claviers de Silverman résonnent comme des sirènes anxiogènes. L’atmosphère musicale grouille des sons du quotidien, des bruits parasites (grésillements et bruitages d’interférences du système de surveillance, klaxon, cloche, applaudissement, …). Puis sans prévenir, la transmission est interrompue.
On débouche sur « Page Aquarian ». Les signes et leurs mythes révèlent enfin leurs énigmes … Puis au bout du bout, l’échelle de Jacob (« Jacobs Ladder ») se dresse. Bien que spectrale, elle est là, et nous relie à Dieu. Y monte qui le désire ou le mérite.
La version vinyle contient le bonus ‘’The Weight Of Water Parts 1-4’’. Il occupe à lui seul la totalité de la face D du 33 tours. Une nouvelle odyssée mémorable s’annonce, enclenchée sur une forte pulsation électronique et organique…
Pages of Aquarius recueille tous les plébiscites. ‘«Quelque chose à laisser derrière soi, pourrait-on-dire. De la musique pour le vent et les étoiles»’. (Robert Charles Wilson/Vortex)
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