Pour son premier véritable album studio, Will Toledo s’impose comme le nouveau héros de l’indie-rock adolescent. Rien de moins.

Label : Beggars/Matador Records – 2016


Will Toledo, alias Car Seat Headrest (clin d’œil à ses premiers enregistrements, réalisés sur la banquette arrière de sa voiture), est un jeune homme prolifique. A 23 ans, il compte déjà 11 albums autoproduits à son actif, diffusés via la plateforme Bandcamp et qui lui ont valu l’engouement d’une communauté de fans, voire un petit culte au sein de l’indie sphère virtuelle.

Après avoir quitté sa Virginie natale et s’être installé à Seattle, Will Toledo est désormais entouré d’un groupe complet. Et, remarqué par le vénérable label Matador, il a pu profiter de conditions d’enregistrement professionnelles pour sortir un premier véritable album studio, Teens of Denial (Teens of Style, paru à l’automne dernier sur le label new-yorkais, était une compilation de titres anciens).

 

 

La confrontation avec l’industrie du disque aura toutefois été mouvementée. Une semaine avant sa sortie officielle, Matador a dû rappeler les copies vinyles et CD de l’album (certaines sont tout de même passées à travers les gouttes de la censure artistique), la faute à un contentieux avec le leader des Cars, Ric Ocasek. La raison : l’utilisation sur une chanson de Teens of Denial d’un sample de « Just What I Needed », tube de 1978. Le résultat : la mise au pilon des 10 000 exemplaires déjà pressés de l’album, une sortie physique repoussée au mois de Juillet, une chanson réenregistrée et ironiquement intitulée « Not What I Needed ». Un litige sans précédent qui aura coûté 50 000 dollars à Matador : bienvenue dans l’industrie du disque.

Mais revenons à l’essentiel. Le son de ce Teens of Denial est évidemment moins lo-fi que les enregistrements DIY de Car Seat Headrest. Mais on y retrouve ce romantisme et cette rage adolescente, délivrés par des guitares placées au centre de l’édifice sonore. C’est le cas dès l’introductif « Fill In The Blank », parfait hymne au doute et revendication d’un droit à la dépression (« I’ve Got A Right To Be Depressed / I’ve Given Every Inch I Had To Fight It »), où un riff des plus efficaces côtoie des paroles ingénieuses, que l’auditeur est invité à s’approprier : “I’m So Sick Of : Fill In The Blank”. 

Car Toledo, en ado surdoué, réunit tous les ingrédients nécessaires pour que l’alchimie du rock indé opère : des lignes mélodiques entêtantes (« Fill In The Blank », « Vincent »), des guitares incisives (« Unforgiving Girl », « Destroyed By Hippie Powers »), une section rythmique énergique (« 1937 State Park », « Connect The Dots »), un chant imparfait mais très expressif (« Drunk Drivers / Killer Whales », « Drugs With Friends). Et l’on pourrait rajouter un recours pertinent aux cuivres (trompettes et trombones sur « Vincent » et « Cosmic Hero », saxophone sur « Connect The Dots »), ainsi qu’une capacité à digérer de nombreuses influences (des solos dignes du Weezer de Pinkerton, la pop accidentée de Guided By Voices, l’efficacité sans compromission de Pavement, la justesse mélodique de Big Star, les paroles à double sens de NOFX) tout en apportant un nouveau souffle et en possédant une patte singulière.

Mais là où Car Seat Headrest excelle, c’est dans le songwriting. Teens of Denial s’apparente ainsi à un album conceptuel construit autour de la figure de Joe, que l’on devine être l’alter-ego de Toledo. Joe essentialise le portrait d’une génération, soumise à une profusion d’injonctions contradictoires et désemparée face aux responsabilités de la vie d’adulte. Teens Of Denial aborde des questions existentielles (la religion, l’identité, la responsabilité, le désespoir, la paranoïa) comme des thèmes du quotidien (ne pas oublier ses affaires, éviter de boire la bière de trop, ne pas se faire arrêter par la police si on a bu la bière de trop), au gré de 12 odes désenchantées qui présentent d’indéniables qualités littéraires.

Qu’il démythifie l’usage de substances stupéfiantes (« Last Friday, I Took Acid And Mushrooms / I Did Not Transcend / I Felt Like A Walking Piece Of Shit In a Stupid-looking Jacket »), qu’il évoque avec romantisme les conducteurs bourrés (« We Are Not A Proud Race / It’s Not A Race At All / We’re Just Trying / I’m Only Trying To Get Home »), qu’il renie l’enfant adorable qu’il était (« What Happened To That Chubby Little Kid Who Smiled So Much And Loved The Beach Boys ? / What Happened Is I Killed That Little Fucker And I Took His Name And I Got New Glasses »), qu’il intellectualise sa consommation de porno (« I’ve Been Waiting For All My Life / I’ve Been Waiting For Real Good Porn / Something With Meaning, Something Fulfilling / I’d Like To Make My Shame Count For Something »), qu’il dénonce la vacuité de son existence (« We Are Just Teens Of Style ») ou encore qu’il associe drogues et amis dans un cercle vertueux (« Drugs Are Better With / Friends Are Better With / Drugs Are Better ») ; Toledo fait preuve de tendresse et de causticité, de narcissisme et d’empathie, d’ironie et d’autodérision, mélange les confessions prosaïques à des métaphores plus sophistiquées (la référence au documentaire Blackfish sur les dangers de la captivité des orques sur “Drunk Drivers / Killer Whales”).

En résulte un album d’une immense richesse qui, avec ses 70 minutes, se situe à l’opposé de la course actuelle à l’immédiateté et de l’accélération du temps caractéristique de la société contemporaine. Les structures habituelles du rock y sont disloquées pour laisser la place à un fourmillement d’idées. Plusieurs morceaux contiennent plus de trouvailles qu’il y en a dans les albums entiers de certains groupes. Le summum étant atteint avec « The Ballad Of The Costa Concordia ». Le morceau débute sur un tempo ralenti, une ligne de guitare sobre et des harmonies vocales songeuses, avant de reproduire un passage du « White Flag » de Dido, de traverser un interlude instrumental formé de cuivres et de claviers apaisés, puis de basculer dans un déluge électrique.

Dans cette pièce maîtresse de 11 minutes et demie, Toledo médite sur le célèbre naufrage du paquebot de croisière, et la figure du capitaine abandonnant son navire devient le symbole de l’hyper individualisme et une allégorie de la résignation individuelle face aux attentes de la société : « How Was I Supposed To Know How To Make Dinner For Myself ? / How Was I Supposed To Know How To Hold A Job ? / How Was I Supposed To Know How To Not Get Drunk Every Thursday, Friday, Saturday And -Why Not- Sunday ? / How Was I Supposed To Know How To Steer This Ship ? / How The Hell Was I Supposed To Steer This Ship ? / It Was An Expensive Mistake » . Finalement, la libération réside dans le renoncement : « I Give Up ».

Triste ironie du sort que les problèmes liés à la sortie de l’album soient la faute d’une rock star des années 80, issue de la génération baby-boom, vautrée dans une consommation hédoniste sans crainte du lendemain. La génération actuelle mérite mieux que cela, surtout quand elle dispose d’un ambassadeur qui fait preuve d’autant de talent et de réflexivité.

  • Teens of Denial Track List:

01. Fill In The Blank
02. Vincent
03. Destroyed By Hippie Powers
04. (Joe Gets Kicked Out of School for Using) Drugs With Friends (But Says This Isn’t a Problem)
05. Just What I Needed/Not Just What I Needed
06. Drunk Drivers/Killer Whales
07. 1937 State Park
08. Unforgiving Girl (She’s Not An)
09. Cosmic Hero
10. The Ballad of the Costa Concordia
11. Connect the Dots (The Saga of Frank Sinatra)
12. Joe Goes to School