Rencontre avec le quintet rageur de Bristol, à l’occasion de la parution de leur premier album Brutalism. En tournée en France début décembre.


Brutalism, premier album des bristoliens Idles, était sorti en France dans l’indifférence du 14 juillet. Petite erreur de timing quand on sait que depuis le mois de mars, date de sa parution outre-manche, ce quintet au pedigree post punk met le feu partout où il passe. Mais il suffisait donc d’attendre leur passage à la 27e édition de la Route du rock, un mois plus tard, pour que la secousse sismique Idles se fasse enfin sentir sur l’hexagone. Ce vendredi 18 août, le hurleur en chef Joe Talbot, les guitaristes Mark Bowen et Lee Kiernan,  le bassiste Adam Devonshire ainsi que le batteur Jon Beavis, ont donné un concert dantesque, déchaîné et maîtrisé, assurément amené à rester dans les annales du festival. Indéniablement, ce furieux quintet s’est naturellement imposé dans un paysage rock anglais en manque de nouvelle figure marquante.

C’est une journée d’octobre ensoleillée à Paris. La rencontre avec le chanteur et leader du groupe Joe Talbot, a lieu dans un fameux bar-disquaire. L’homme, enthousiaste, cultivé et posé, répond sans détour à nos questions en développant chaque fois un argumentaire fouillé, très loin des clichés inhérents au rock, dont nous sommes les premiers à tomber dans le panneau. 

Pinkushion : Votre premier album, Brutalism, remet au goût du jour quelque chose qu’on avait un peu oublié dans le rock ces temps-ci : il est possible d’être furieux et intelligent à la fois.

Joe Talbot : Au départ, on voulait enregistrer un album qui dressait un portrait incarnant la colère à l’encontre de nous-même et de la société. Je pense qu’il est important lorsqu’on est en colère d’avoir un objectif derrière et de l’argumenter, car l’agression sans but n’apporte rien. L’album parle de confusions et de nous-même. J’étais un homme en colère, et elle est sortie ainsi.

On vit dans une période très trouble, et votre album reflète un peu ce sentiment général d’aliénation. Hier à Las Vegas, un homme a ouvert le feu sur ces civils lors d’un concert, pour des raisons qui demeurent inexpliquées. On se retrouve dans une situation totalement hors de contrôle.

L’album se concentre sur la manière d’utiliser la musique pour exprimer sa colère sans la rejeter sur quelqu’un, mais en essayant de discuter et faire preuve de compassion. La musique est un formidable moyen d’exprimer sa colère, pour la sortir et la partager, et non pas pour tirer sur des gens. C’est important de ne pas garder cette colère en soit, la musique peut intervenir précisément là.

Est-ce le cas pour vous ? La musique vous a-t-elle sauvé  ?

Absolument (silence). J’ai souvent eu des ennuis avec la police. J’étais violent, je me battais souvent, et puis la drogue… J’étais dans une impasse, et je suis sûr que si n’avais pas trouvé ce moyen de m’exprimer, en faisant quelque chose que j’apprécie, cette colère serait restée. Il faut qu’elle sorte à un moment. Sans la musique, j’aurais certainement mal terminé.

Avez-vous un métier, parallèlement à la musique  ?

Je suis auxiliaire de vie pour des adultes en difficulté, malade ou dépendante. Mon travail consiste à aider ces personnes à accomplir les tâches et activités de la vie quotidienne, comme manger, se laver, mais aussi apporter un soutien moral. J’aime beaucoup ce métier. C’est un métier dur, mais il y a aussi beaucoup de joie.

Dans un certain sens, vous êtes plutôt bien placé pour rendre compte de la détresse de certaines personnes.

Evidemment, on se retrouve parfois face à des situations difficiles. Mais en fin de compte, ce métier consiste à faire en sorte que les gens se sentent bien, en sécurité, et de les rendre heureux autant que possible. En cela c’est un très bon travail.

Et comment faites-vous pour concilier ce travail d’auxiliaire avec celui de la musique ?

J’ai pris un jour de vacance pour venir aujourd’hui faire un peu de promo sur Paris. Tout va pour le mieux, j’aime mon métier, j’aime mon groupe. Avec mon job, on travaille souvent sept jours par semaine. Mais si je travaille dur, j’en gagne beaucoup de satisfaction. Et de l’autre côté, le groupe est franchement formidable.

Est-ce le cas également pour les autres membres du groupe ?

Tout à fait. L’un des guitaristes est dentiste, par exemple.

Vraiment ? Cela explique alors le son vrillé des guitares !

Ah ! Sa manière de jouer rappelle le son d’une perceuse ! (rires) Blague à part, un autre membre du groupe est technicien dans une école de musique, il s’occupe des guitares, amplis, ect. Il réalise aussi des vidéos, c’est quelqu’un d’exceptionnel. Notre bassiste s’occupe d’un bar à Bristol, un des meilleurs de la ville. Enfin, notre batteur travaille comme serveur dans le café d’une galerie d’art. Nous sommes donc tous bien occupés par nos métiers respectifs. On y trouve un bon équilibre pour chacun. Je veux dire, c’est bien d’avoir un groupe, et puis la vrai vie à côté.

Le groupe s’est formé en 2012, votre premier EP est sorti l’année suivante, puis le Meat EP en 2014. Il s’est ensuite passé trois ans avant d’enregistrer votre premier album. Pourquoi un lapse de temps aussi long ? Etait-ce une question d’expérience ?

En partie, nous avons beaucoup changé de directions entre-temps, on écrivait beaucoup de chansons pour essayer de se trouver. J’aime beaucoup notre premier EP, mais nous ne maitrisions pas encore les codes de notre propre langage. Le second EP, Meat, était plus proche de ce que nous sommes maintenant. Mais nous n’étions tout simplement pas encore prêt pour enregistrer un album, du moins suffisamment pour enregistrer dix ou quinze chansons qui dégageraient une forte unité.

Ce que j’aime particulièrement chez vous, c’est que, à l’instar de Sleaford Mods ou plus récemment Shame, vous n’essayez pas d’imiter l’accent américain. On sent une forte identité, une certaine fierté d’être anglais, mais en même temps vous dénoncez des problèmes dans votre pays.

Les autres membres du groupe me tueraient si j’essayais de prendre l’accent américain ! Une des grandes qualités des Anglais, c’est de savoir rigoler de nous-même. On apprend à se critiquer avant de critiquer les autres. Dans mon pays, il y a beaucoup de racistes et d’imbéciles, mais le sens de l’humour demeure très important. Personnellement, c’est important d’être honnête, et donc de chanter avec ma propre voix. Cela passe beaucoup à travers mon parlé. Et puis je cries beaucoup, c’est un bon véhicule pour être moi-même. En Angleterre il y a une expression qui revient souvent et qui dit en gros, “sois tu en ris, sois tu en pleures” (“you either laugh or cry”). Beaucoup de sujets sur lesquels je plaisante sur l’album sont parmi les plus douloureux dans la vie. Si vous évoquez un sujet horrible et que vous commencez d’emblée d’une manière horrible, les gens se ferment forcément. Mais si vous ajoutez un peu d’humour…

La section rythmique sur les chansons de Brutalism est placé très en avant, davantage que les guitares. Vous vous distinguez aussi sur ce point des autres groupes.

C’est vrai qu’on est plus métronomique, plus linéaire dans un sens. On travaille maintenant davantage sur les mélodies, mais pas trop non plus (rires).  On écrit très souvent d’abord la section rythmique, jamais les guitares. Les guitares, pour nous, comment dire… c’est un peu de la décoration. Ce sont plutôt la basse et la batterie qui portent la chanson. Mais je pense qu’on bossera un petit peu plus les guitares sur le second album.

Jouez-vous vous-même de la guitare ?

Non, je joue un peu de basse. J’écris toutes les paroles des chansons, parfois il m’arrive de composer une ligne de basse.

Ecrivez-vous vos paroles avant ou après avoir composé la musique ?

Toujours à la fin. On compose les chansons ensemble, puis je vais de mon côté pour écrire les paroles.

Est-ce que les compositions sont le fruit d’une jam collective ? Improvisez-vous jusqu’à ce qu’un mot ou une phrase émerge ?

Tout à fait. Je me réécoute des centaines de fois. Jusqu’à ce qu’un mot ou une phrase surgisse, j’écris alors ensuite tout autour. Mais ça peut me prendre parfois deux cent écoutes.

 

Ce matin, je lisais un article sur le rockeur américain Tom Petty (ndlr : le songwriter venait de décéder la veille de cet entretien) qui racontait comment avait été écrit le tube “Free Fallin”. La chanson est partie au départ d’une jam autour de trois accords de guitare joués par Tom Petty, qui blaguait dessus pour faire rire son producteur Jeff Lynne. Les accords tournaient, et puis Jeff Lynne s’est à crier dessus “Free Falllin”. Petty a ensuite construit les paroles autour, et la chanson est née ainsi.

En musique, tout a déjà été écrit d’une certaine manière. Mais si vous écrivez quelque chose au-dessus d’une autre, quelque chose de mieux en sortira toujours, en particulier pour les paroles. On peut écrire des paroles très sombre ou positive, mais au final, tout cela fera seulement sens avec la chanson. C’est un effort collectif.

“Stendhal Syndrome”, “Divide and Conquer”, “Heel /Heal”, “White Privilege”… sincèrement, je trouve que vous signez les meilleurs titres de chansons entendus depuis un bon moment. Il y a chez vous un certain sens de l’accroche, idem pour vos paroles qui sont courtes, mais font l’effet d’un uppercut.

Merci. J’essaie de faire en sorte d’apprendre à ne jamais trop écrire. Si vous voulez que quelque chose sonne juste, il ne faut pas en rajouter. Je ne suis pas un type flamboyant, j’essaie juste d’être direct et honnête autant que possible. Je pense que user de la répétition est bien plus intéressant que d’essayer d’expliquer des choses de différentes manières.

En parlant de répétition justement, votre pochette d’album fait référence au brutalisme, ce courant d’architecture du 20e siècle qui se distingue notamment par la répétition de certains éléments et le caractère « brut » du béton.

Lorsque vous utilisez un sujet comme le brutalisme, une métaphore, ou un anagnorisis, en évoquant des choses qui normalement ne s’associent pas forcément ensemble, il est important d’encourager les gens à voir les choses autrement, de les dénaturer, proposer une nouvelle perspective. Employer le mot “brutalisme” est une allégorie sur ce que signifie pour nous cet album, cela contribue à rendre le message plus fructueux pour tout le monde. Apprendre est une chose merveilleuse, si vous écrivez de la musique cool et que vous arrivez à inciter les gens à se cultiver, voire au minimum créer une discussion, alors vous avez gagné.

Pour terminer, quels sont vos cinq albums favoris ?

Van Morrison – Astral Weeks
The Strokes – Is This it
Colin Stetson – New Historical Warfar Vol.3
Kanye West – Yeezus
The Walkmen – Bows and Arrows

 

Idles, Brutalism (Differ-ant)

www.idlesband.com

En tournée, le 4 décembre à Belfort (la Poudrière), le 5 à Rouen (le 106), le 6 à Reims (La Cartonnerie), le 7 à Paris (Le Point Ephémère)