Un septième album en forme d’aboutissement « art pop » pour cette voix norvégienne disruptive.
La Norvégienne Jenny Hval et la Californienne Julia Holter ont beau vivre à des milliers de kilomètre de distance l’une de l’autre, leurs univers tracent une passionnante symétrie art pop moderne. Sur le plan extra-musical, les deux artistes cultivent une vision intellectuelle commune, où elles s’interrogent notamment sur leur statut de femme et leur rapport à l’art. Bien que leurs paroles soient riches de références littéraires, artistique ou encore cinéphile, le degré d’exigence porté à la composition et à la production se trouve équitablement réparti. D’où notre incompréhension lorsque le terme cérébral est souvent souligné à leur sujet. Personnellement, le détail rigoureux porté aux compositions et aux mélodies permettent à l’auditeur de s’affranchir sans trop d’effort d’un éventuel poids conceptuel. Mais il serait tout de même dommage de ne pas prêter attention à la pertinence du message qu’elles portent chacune à travers leur musique.
Si Julia Holter est déjà bien installée médiatiquement depuis Have You in My Wilderness (2015, qui inaugure sa signature sur le label anglais Domino), la reconnaissance de Jenny Hval connaît un développement plus récent. Apparue voilà dix ans, la trentenaire scandinave suscite l’attention depuis Blood Bitch (2016), disque concept autour du sang abordé sous divers degrés (elle y parle notamment de vampires, la menstruation…) et salué par la critique internationale. Après deux Eps (dont un collaboratif) parus l’an dernier, mais aussi la publication d’un roman, Paradise Rot (editions Penguin Random House), son septième album, The Practice of Love devrait lui élargir encore les portes d’une reconnaissance internationale.
Avec The Practice of Love, l’artiste pluridisciplinaire se détache du caverneux Blood Bitch pour remonter vers la lumière et prendre de la hauteur. Ces huit compositions s’imposent comme son long-format le plus accessible à ce jour, et donc le plus pop d’apparence. Et qui dit nouvel album dit nouveau concept pour la jeune femme : celui-ci été élaboré autour du concept de l’amour et de l’art (le titre s’inspire du film du même nom de Valie Export). A partir de l’amour, ce thème universel inépuisable mais tellement stéréotypé, surtout dans la pop, Jenny Hval va plus loin pour en décliner d’autres rapports tout au long de l’album, en évoquant notamment les relations affectives que nous pouvons nouer les uns aux autres grâce au langage artistique commun (le chant, la peinture, l’écriture, ect).
Mais dès l’introduction Lions, le message va plus loin. La stakhanoviste pop opte pour le spoken-word et nous questionne sur un plan métaphysique : “Look at these trees / Look at this grass / Look at those clouds / Look at them now / Study this and ask yourself: Where is God?”. Musicalement, cette réflexion environnementale se traduit par des nappes synthétiques vaporeuses, enluminé de choeurs christique et de breakbeats d’une puissante intensité. On plonge dans une sorte de new age sophistiquée, où des voix féminines divines s’entremêlent, tel des Ondine lointaines. De fait, Jenny Hval s’est adjoint la présence de trois chanteuses, Vivian Wang, Laura Jean et Félicia Atkinson. Cette association vocale offre un rendu proprement époustouflant, qui se hisse à la hauteur des envolées de Julianna Barwick.
Avec des titres aussi forts que Ashes To Ashes, High Alice et Accident, Jenny Hval détourne habilement la pop grand public, pour lui instiller une profondeur inhabituelle, tant sur la forme que sur le fond. A l’instar de Six Red Cannas, qui sous ses oripeaux techno, joue avec notre mémoire 90’s, on se laisse happer dans le temps par l’intermédiaire de ses voix féminines, dernière étape avant un final bouleversant,Ordinary, basculant vers une sorte de transe electro pop. La production quant à elle, peut-être du fait de sa dominante féminine, l’usage de nappes atmosphérique et de cuivres, ne dépareillerait pas sur le dernier The National, autre modèle de sophistication pop.
Tout au long de ces trente-quatre minutes, chacune des huit pistes semblent se refléter les unes aux autres, tout en gardant respectivement une forte identité, formant un ensemble parfaitement abouti et cohérent. The Practice of Love tend ainsi à nous élever vers une art pop moderne dont nous n’avons pas fini d’ouvrir les tiroirs. Un Hounds of Love du XXIe siècle, rien de moins.
Jenny Hval en concert à Paris, au Centre Pompidou, le 30 Octobre.
2019 – Sacred Bones / Differ-Ant
Tracklisting :
- Lions (feat. Vivian Wang)
- High Alice
- Accident (feat. Laura Jean)
- The Practice of Love (feat. Laura Jean and Vivian Wang)
- Ashes To Ashes
- Thumbsucker (feat. Félicia Atkinson)
- Six Red Cannas (feat. Vivian Wang, Félicia Atkinson and Laura Jean)
8. Ordinary (feat. Vivian Wang and Félicia Atkinson)