La bienséance voudrait sans doute qu’un musicien, qui plus est auteur, compositeur et chanteur, se garde de chroniquer les albums de ses congénères. Dominique A n’a que faire de ce type de convenance, et on lui en sait gré. Depuis quelques mois, il tient dans le magazine Epok une chronique hebdomadaire, avec beaucoup de style et sans autre prétention que celle de trouver des mots justes – plutôt que juste des mots – pour écrire ce qui lui tient vraiment à coeur.
Lors d’une soirée, une connaissance lui demanda une fois pour qui il se prenait, « à écrire sur la musique des autres, du haut de son bon goût et de sa science infuse ». A bien lire Dominique A, on s’aperçoit pourtant que ce dernier ne tire jamais la couverture à lui, ne pèche par aucun excès de pouvoir ou de savoir. C’est l’homme qui écrit, celui qui, comme vous et moi, écoute des disques chez lui ou dans sa voiture, avec cette même passion non feinte, mais pas le musicien qui porterait en bandoulière son bagage technique et le déballerait à loisir devant une foule ébahie pour mieux asseoir sa position, voire pire, sa réputation.
Honnête comme à son habitude, Dominique A ne triche pas, et son choix d’écrire dans un magazine intègre qui n’en est pas vraiment un (c’est en réalité un médium publicitaire déguisé pour la Fnac qui, sous couvert d’objectivité et de dossiers sans envergure, y vend ses produits culturels), s’avère être pour lui une nouvelle opportunité d’occuper une place médiane dans le paysage musical français. Une position en embuscade – pas toujours facile à tenir à une époque où les catégories de bon et de mauvais goût sont soumises à la loi du marché – que ses albums ont d’ailleurs déjà en grande partie déterminée, laissant entendre une musique à la fois populaire et exigeante, évidemment opposée à toutes formes de diktat.
Dans Epok, Dominique A se joue constamment du cadre dans lequel sa plume fouineuse et curieuse évolue. Ce jeu primordial avec les limites ne s’inscrit pas dans une forme de communication platement promotionnelle. Dominique A n’a rien à vendre. Sa chronique ne se veut pas strictement journalistique, elle ne propose pas des disques à écouter clés en main. C’est au contraire un chantier de réflexions, une série d’hypothèses laissées en jachère aux lecteurs ou, encore, une façon subtilement détournée de parler de ses préoccupations de musicien.
Lorsqu’il rend par exemple un sincère hommage à Annie Cordy (cette « femme libérée »), on devine sans difficulté que son propos est aussi de monter au créneau pour défendre – à travers « un beau geste d’indépendance » qui vit la célèbre interprète de Tata Yoyo renoncer à la gloire américaine afin de sauvegarder son couple – sa façon de concevoir dignement son précieux métier d’artisan. Presque un sacerdoce que l’on ne saurait réduire, selon lui, à un moyen de coercition pour instruire et formater des jeunes qui rêvent de devenir des stars. L’artiste ne se fabrique pas en suivant sans sourciller une route sacrificielle tracée d’avance. Il se doit plutôt de percer le voile des conventions à coup de désirs et d’affects. Point de carrière comme horizon pour Dominique A, seulement une envie à chaque fois reconduite de vivre, à travers des sons et des mots, une expérience humaine qui le comble et le grandit.
Ce dernier n’est certes pas sans ignorer qu’aujourd’hui les pavés lancés dans la mare ne mettent plus un terme au concert des grenouilles médiatiques, mais sa résistance au sein d’Epok, aussi bénigne soit-elle, demeure une salutaire bouffées d’oxygène au milieu des innombrables plumes qui font le dos rond ou semblent n’écrire que pour alimenter l’appétit démesuré de leur ego. A l’opposé de ces dérives narcissiques, tenir une chronique hebdomadaire relève pour Dominique A d’une sensibilité personnelle et d’un rapport intense à l’écriture qui débouchent sur une meilleure appréhension du monde – en ce sens pas si éloignée de celle inhérente à son activité de musicien.
L’écriture critique est un acte souvent solitaire qui ne devrait avoir au fond d’autre visée que celle de nous apprendre à mieux entendre le monde (le nôtre et celui qui nous entoure). L’ignore-t-on à l’heure des blogs : la subjectivité, même affûtée, ne suffit pas à fonder un point de vue critique pertinent. De chronique en chronique, Dominique A ressasse ses obsessions (la voix, les rues, les marges, la « musique dépressive », le tranchant des mots, la mémoire), jette des ponts, projette de nouvelles perspectives, construit ce qui, à l’aune aussi de ses albums, s’apparente à une pensée perspicace en phase avec une époque qu’il cherche à cartographier et à comprendre.
Alors que l’exercice critique tend inexorablement à se réduire à la portion congrue de la seule divulgation d’informations, omettant de fait le rôle de passeur éveillé qu’il implique, les mots lumineux de Dominique A paraissent plus que jamais nécessaires.
– Le site de Dominique A.