Quatre ans après Hemisphère gauche – et en omettant l’album de reprises Positive Karaoke with a Gun – les guitares et le verbe de l’engagé Michel Cloup s’élèvent de nouveau. Quatrième bravade sans concession.


Idée déstabilisante que de se réjouir d’un nouvel album d’Experience. Car, irrémédiablement, il y a aura toujours confusion dans nos esprits : ce n’est pas tant l’adhésion au discours pessimiste et sans retour qu’on célèbre, mais plutôt la force que dégage cette condition humaine implacable et que nous renvoie avec des échardes la troupe de Michel Cloup. Toujours remonté, le discours de Nous (en) sommes encore là ne baisse pas la garde. Suite au départ du guitariste Widdy après l’album de reprises Positive Karaoke with a gun (2005), l’ex-Diabologum, qui a rebranché son instrument de prédilection, évolue désormais en trio aux côtés de sa fidèle section rythmique (Fransico Esteves à la basse et Patrice Cartier à la batterie) pour une quatrième « Expérience » toujours engagée.

De l’historique famille du défunt label Lithium, avec l’ex-compère Arnaud Michniak, Programme et Mendelson, Michel Cloup est certainement le musicien le plus ancré dans une tradition rock à guitares, même si les structures plus débridées et bruitistes font également partie de son champs d’introspections musicales. S’il fallait trouver un fil conducteur à Positive Karaoke With A Gun, ce serait pertinemment la reprise de “Prayer To God” de Shellac, pour les séances d’enregistrement migrées à Chicago dans le légendaire studio Electric Audio de Steve Albini et supervisées par l’ingénieur/producteur Greg Norman, (Guided By Voices, Pelican, Wedding Present…).
Aujourd’hui donc, recentré sur une configuration trio frontale, après trois albums conduits en quatuor à deux guitares (et divers intervenants), Nous (en) sommes encore là renoue pour l’essentiel avec le rock uppercut du premier album, Aujourd’hui maintenant (2001). Du fait de ces nouveaux apports, les quatorze diatribes rock paraissent découler d’un besoin de libération, de revenir à la source, aux passions de jeunesse diluées avec le temps, vers une relation de fan à la musique. C’est en cela que Nous (en) sommes encore là (son titre est flagrant aussi) s’inscrit dans le prolongement logique de l’album de reprises, toujours quelque part nostalgique. Et pour goutter à cette fontaine de jouvence, rien de tel que de faire mugir des amplis sous perfusion de six-cordes survoltées injectant un fracas noisy sous la haute bénédiction de Sonic Youth et l’alternative rock de la Chicago des années 90 (Slint, Shellac, Fugazi…).

Comme toujours avec Expérience, le défouloir binaire reste bien entendu étroitement lié à la violence verbale du rap, imbibé de l’influence du choc des images transmises par le journal télévisé, du cinéma social et contestataire de John Cassavetes, voire celui de Gaspard Noé et des frères Dardenne par chez nous… Le constat est d’entrée accablant : « Les années passent et nous n’avons rien changé » récité dans un silence de mort lorsque s’abattent batterie surpuissante et accords sur-saturés déprimants…. ainsi s’ouvre “Entendre ça” qui indiquera le rythme sec et pesant de la marche. Après avoir lancé quelques flèches empoisonnées, directes et incisives (“Une larme dans un verre d’eau”, “Des Héros” et surtout le dénonciateur “La vérité”, au faux air de « Le Grand Incendie » de Noir Dez, l’un des temps forts de l’album), les guitares à la tristesse stridente et violentes étirent la mesure, s’agitent sans faiblir pour crier leur douleur sans fin (“Il y a toujours une lumière” et l’instrumental épique “Ever got the feelin’ you’ve been cheated ?”) et finissent par refouler de spectaculaires vrilles distordues (les phénoménaux “Entre-deux” et “Nous en sommes encore là”). Enlevé également, le très beau duo “Something Broken”, avec son refrain en anglais chanté d’une voix aérienne par Mary Jane (également présente sur “Retrouvée”), apporte un bol d’air à ce semblant de défaitisme hargneux.

Autre combat en marge des médiators aiguisés mais essentiel, celui des mots qui prennent le pas, travaillant toujours la même gangrène avec une verve crue : le combat perdu d’avance, l’ironie des gens qui continuent de se battre (« Il y a toujours une lumière”), la manipulation du système (“La vérité”) par les mass médias (“Des héros”, avec son préambule tout en dérision “Petite précision (à l’attention d’un ami)”). “Les aspects positifs des jeunes énergies négatives”, posé sur des bruitages industriels, est encore un grand moment, donnant sa préférence aux révoltés de tous bords plutôt qu’aux résignés déjà morts (« C’est pourquoi j’ai fait de cette frustration un thème central, une source d’inspiration, un canevas obsessionnel, une profession de foi »). Tout comme “Ils sont devenus fous” dont la forme se rapproche le plus du hip-hop mais dont le discours scandé s’avère un peu faible. Enfin, après le “Résident de la République” de Bashung, l’état en prend encore un sacré coup sur “La République indivisible,” mené de front avec Arm, chanteur du groupe Psykick Lyrikah. Expérience vient encore de frapper un grand coup dans la fourmilière sociale. Grâce à Nous (en) sommes encore là, on peut continuer à s’apitoyer sur notre sort sereinement.

– Lire également la chronique de Positive Karaoke With A Gun