Après Richard Robert, c’est au tour de Philippe Robert de s’entretenir avec nous au sujet de son activité de critique (Vibrations, Jazz Magazine, Les Inrockuptibles, Mouvement, Revue & Corrigée, Octopus…) et de témoigner de son fécond rapport à la musique. Producteur par ailleurs de deux disques – où figurent Lee Ranaldo, Thurston Moore, Loren MazzaCane Connors et Jean-Marc Montera – et auteur de quatre ouvrages, ce dernier pose un regard lucide et perspicace sur son activité, nous explique ce qui nourrit ses envies, comme ses regrets. Se dessine aussi, au fil de la conversation, son sentiment sur l’évolution du monde de la presse de ces dernières années, un constat pour le moins riche en enseignements. Actuellement, il consacre l’essentiel de son temps à oeuvrer pour la bibliothèque Louis Nucéra à Nice, au département jazz & conservation.
Pinkushion : Aussi loin que je me rappelle, j’ai découvert tes écrits au début des années 2000 dans Jazz Magazine. Était-ce le premier endroit où tu as exercé l’activité de chroniqueur musical ?
Bien qu’ayant toujours été passionné de jazz, je n’ai pas débuté dans Jazz Magazine. Que dire ? J’ai commencé très tôt à lire la presse musicale… Dès l’âge de treize ans, Jazz Magazine, Jazz Hot, Rock & Folk et le Melody Maker, assidûment, les trois premiers tout au moins. A l’époque, ou plutôt à peine plus tard, vers l’adolescence, je dois avouer que j’aurais donné n’importe quoi pour participer à Jazz Magazine. J’avais d’ailleurs eu le culot d’écrire à Philippe Carles, son rédacteur en chef, pensant que j’aurais pu être d’une quelconque utilité ! Puis la vie en a voulu autrement… En fait, j’ai commencé à écrire très tard, la trentaine passée, un peu après le début des années 1990. C’était un moment d’effervescence particulier, en tous cas c’est ainsi que je l’ai ressenti. On retrouvait enfin, çà et là, l’esprit d’un fanzine comme Atem auquel avaient participé des gens qui selon moi comptaient : Gérard N’Guyen (qui deviendra patron des Disques du Soleil et de l’Acier et participera, entre autres, depuis la France, à la reconnaissance de Keiji Haino), Pascal Bussy (dont je vénérais notamment les productions Tago Mago) et Pascal Comelade (que je ne présenterais pas). Pêle-mêle, début des années 1990, je découvrais Hello Happy Taxpayers, Ortie, Octopus, Improjazz. Je me souviens qu’Octopus avait une rubrique intitulée « Périscope », consacrée aux fanzines, et que rien qu’en France, il y en avait alors énormément.
J’en ai lu beaucoup : Plus Jamais Malade en Auto, Supersonic Jazz, Peace Warriors, Helen’s Tits, etc. Et parallèlement j’ai crée le mien, Numéro Zéro, qui avait la particularité d’être gratuit, de paraître tous les 15 jours et qui s’est arrêté au quinzième numéro, fort d’un sympathique succès d’estime. C’est là, dans ce fanzine, que j’ai commencé d’écrire, sur tout et n’importe quoi : la discothèque de Thurston Moore, la plasticienne Cindy Sherman, le groupe Soixante Étages, les cinéastes Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, les dessinateurs participant à Chacal Puant, etc… Le seul collaborateur, épisodique d’ailleurs, en aura été Jacques Debout (alors membre de Soixante Étages et rédacteur pour le compte de Revue & Corrigée), qui m’avait fait l’honneur de deux textes consacrés à Lemon Kittens et Saccharine Trust. Qu’ajouter ? C’était un fanzine très graphique, où la mise en pages, bricolée à partir d’une paire de ciseaux et d’un tube de colle, avait autant d’importance – sinon plus ! – que les textes. Puis j’avais la chance d’avoir un boulot suffisamment lucratif à côté, ce qui me permettait d’envisager le fanzine comme je l’entendais, indépendamment de toute considération d’ordre économique.
Avec le recul que t’inspire cette période ?
L’impression que tout était à nouveau possible. Comprends-moi bien… Je suis né en 1958… la musique m’a intéressé très tôt… et probablement avais-je la nostalgie de ce qui s’était passé dans les années 1960-1970 – je songe aux labels ESP, BYG / Actuel ou Shandar pour ne citer que ceux-là, même si j’en ai pris connaissance, tu t’en doutes, qu’après 1970. D’un coup d’un seul mon horizon musical s’élargissait encore.
Avais-tu à l’époque les mêmes centres d’intérêt musicaux qu’aujourd’hui, notamment une attirance certaine pour tout ce qui relève des « musiques expérimentales » ?
Dès l’instant où je me suis sérieusement intéressé à la musique, et conjointement à ce que l’on appelle aujourd’hui les « classiques », j’ai jeté mon dévolu sur des choses que mon entourage qualifiait volontiers de singulières, quand ce n’était pas « d’inécoutables ». Au lycée je découvrais les pygmées Aka, Terry Riley, La Monte Young, Philip Glass, Archie Shepp, l’Art Ensemble Of Chicago, Anthony Braxton, Soft Machine, Brotherhood Of Breath. Mais aussi Peter Hammill, les Stooges, David Bowie, Blue Öyster Cult, Bob Dylan, Neil Young, Nick Drake… A l’époque les choses n’étaient d’ailleurs pas aussi compartimentées. Dans Rock & Folk par exemple, on pouvait lire dans un même numéro sur Kevin Ayers, Brigitte Fontaine & Areski, Pierre Henry, Sun Ra, Can, T. Rex, ce qui paraît inimaginable aujourd’hui. Indéniablement, cette espèce de chaudron magique m’a marqué à tout jamais. Au point que dans ma discothèque l’on trouve aussi bien Birchville Cat Motel ou Carlos Giffoni que James Brown, Jackie McLean ou Van Der Graaf Generator.
Jouais-tu déjà conjointement d’un instrument ?
Non. Je m’étais juste essayé, sans connaissance instrumentale aucune, à l’improvisation totale, juste pour voir et par plaisir, dans des contextes éphémères et strictement amateurs, parce que l’idée même de cette pratique m’interpelait, quelque qu’en soit d’ailleurs l’instrument. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai été sollicité afin d’intégrer le GLI (Groupe des Libres Improvisateurs) puis Magic Band Of Gypsys, un trio avec lequel j’ai enregistré et donné quelques concerts, notamment en première partie de Lol Coxhill et Soft Machine. J’y jouais de la guitare préparée, essayant de tracer ma voie à partir d’un instrument trafiqué, d’une cymbale, de mailloches et de force séquences répétitives inspirées de Charlemagne Palestine pour un résultat probablement médiocre ! Aucun regret toutefois, tant c’était assez jouissif que d’aller y voir de plus près ! Depuis, j’ai temporairement cessé toute activité instrumentale, après qu’un accident d’oreille interne consécutif à un concert pris de plein fouet m’ait contraint à l’écoute domestique exclusive, et à volume raisonnable.
Si je te comprends bien, l’expérience de l’improvisation t’importait en fait davantage que l’aspect technique du jeu. Était-ce pour toi finalement un passage obligé, une façon concrète de se frotter à cette musique afin d’en mieux saisir les enjeux ?
L’expérience, avant tout, m’attirait. Pour tout dire, les premiers albums du Nihilist Spasm Band, Cromagnon, Amon Düül première mouture, Godz, m’ont toujours fasciné, et notamment l’impulsion à l’origine de leur réalisation – cette dépense, une certaine forme de laisser aller, un rapport au monde singulier, un certain côté archaïque, voire quelque chose de quasi ancestral ! Autant dire ce que l’on retrouve à l’oeuvre dans les expérimentations sonores de Jean Dubuffet et Asger Jorn, cette idée consistant à essayer de rendre aux rumeurs cosmiques leur bruit sauvage. Dubuffet invite grosso modo à se débarrasser de l’ordonnancement sélectif de la « musique culturelle » (c’est son expression), à rejoindre le grand vacarme indistinct de l’Univers. Dans un registre proche, l’histoire du premier Nurse With Wound, Chance Meeting On A Dissecting Table Of A Sewing Machine And An Umbrella, c’est-à-dire Steve Stapleton et deux amis “non musiciens” accouchant d’un véritable objet sonore difficilement identifiable sans autre bagage que leur culture et leur désir d’enregistrer en studio, m’a également beaucoup interpelé. C’est de ça – je parle de la tentative de Nurse With Wound – dont il s’agissait aussi pour moi. D’un même désir, quelque part. Sauf qu’avec Magic Band Of Gypsys, on n’avait pas de studio, juste une envie très forte de passer à l’acte, et pas vraiment de méthode. Il en est d’ailleurs sorti deux CD-R tirés à quelques exemplaires, qui ont même été chroniqués çà et là.
C’est le passé. Désormais, l’idée de montage, de collages sonores, me titille. Elle pourrait venir en complément de l’improvisation, comme une façon de mettre en perspective le matériel enregistré… Rien de très original, donc… Toutefois je n’ai jamais envisagé tout ceci de façon mûrement réfléchie, en tous cas certainement pas comme un passage obligé que je me serais dû, même s’il est vrai que d’essayer m’a aidé à comprendre bien des choses, ne serait-ce qu’en matière de gestion du temps et de l’espace.
Pour revenir à l’époque de tes premiers fanzines, au-delà de l’horizon musical, j’ai le sentiment qu’un critique pouvait couvrir un large éventail de disciplines artistiques, chose qui s’est perdue avec les années. Quelqu’un comme Thierry Jousse – qui est d’ailleurs aussi passé par Jazz Magazine – avait par exemple un esprit frondeur qui m’a particulièrement marqué dans les années 1990, surtout lorsqu’il était simultanément rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et écrivait aussi dans Les Inrockuptibles sur John Zorn ou Amon Tobin. Une même pensée reliait alors tous les domaines qu’il abordait, des domaines qui n’avaient rien d’antinomiques. Est-ce aussi cette perspective de croiser les disciplines qui te motivait, comme si la critique était moins une question d’objets a priori que de point de vue transversal ?
Évidemment, tous les domaines artistiques n’ont rien d’antinomiques, à n’en pas douter ils se nourrissent même les uns les autres. Effectivement, comme tu en fais la remarque, il fut un temps où cela coulait tellement de source que ça devait aussi être une évidence pour le lecteur. Jean-Louis Comolli, d’ailleurs devenu réalisateur, a ainsi écrit de très belles pages sur le jazz, notamment en compagnie de Philippe Carles (pour l’incontournable Free Jazz, Black Power), ce qui ne l’empêchait pas d’écrire sur le cinéma, et, en quelque sorte, de tracer la voie qu’utiliserait Thierry Jousse. Idem pour Philippe Garnier, autrefois pigiste puis reporter pour Rock & Folk, qui outre d’être une fine plume et un archiviste de première, peut passionner son lectorat en écrivant sur le groupe Pere Ubu, le cinéma américain ou les seconds rôles les plus obscurs, comme il arrive à dresser un portait plus vrai que nature des États-Unis à partir de l’histoire des barbelés ou du DJ Radio Wolfman Jack ! A l’instar de Jean-Louis Comolli et de la plupart des gens passés par les Cahiers, Thierry Jousse est un critique, quelqu’un qui parle des films comme on en réalise (ce qu’il a donc fini par faire en s’inscrivant dans une « tradition » entre autres initiée par des gens comme Eric Rohmer ou Jean-Luc Godard), et qui se fait écho de la musique comme on en enregistre (il a je crois participé à l’expérience de la Poésie B., sans compter qu’il a un regard sur le sujet, comme en témoigne son premier court-métrage dans lequel l’improvisation musicale tient une place de choix – ndlr Le Jour de Noël, sorti en 1998). Le second, Philippe Garnier donc, serait plutôt un écrivain ayant fait ses classes dans la presse rock, à l’instar d’un Lester Bangs, d’un Richard Meltzer, d’un Nick Tosches, d’un Nik Cohn – un homme féru de culture américaine au point de se lancer dans la traduction et d’indirectement participer à la découverte, par chez nous, de Charles Bukowski et John Fante.
En même temps que je le dis, je remarque que ces personnes ont un rapport très fort à la musique et au cinéma. Je réfléchis plus avant et je me dis que ce ne sont pas les seules. On pourrait citer Michel Chion, qui a écrit sur la musique, le son et la voix au cinéma, mais aussi sur l’électroacoustique, et qui est également compositeur. De mémoire, je me souviens d’un beau numéro hors-série des Cahiers consacré à la musique au cinéma (ndlr hors-série, paru en 1995), concocté je pense par Thierry Jousse, entre autre avec la complicité de Noël Akchoté (étiqueté musicien, ce qui s’avère restrictif dans son cas) et Jean Rochard (producteur visionnaire s’il en est)… Noël Akchoté s’intéresse à beaucoup de choses (acteur chez Jousse dans Les Invisibles, metteur en scène d’audio-films, critique tous terrains pour le magazine autrichien Skug, etc.) ; Louis Skorecki, connu par ses papiers à Libération, est écrivain et ne s’intéresse pas qu’au cinéma et aux séries ; Jérôme Soligny de Rock & Folk a signé des paroles pour Étienne Daho ; Joseph Ghosn des Inrocks écrit aussi sur la bande dessinée et a réalisé un film ; François Bégaudeau jouait dans un groupe punk avant de sévir dans les Cahiers, d’écrire un roman puis de sortir un excellent livre sur les Stones (Un Démocrate, Mick Jagger 1960-1969 – lire à ce sujet notre entretien avec François Bégaudeau)… A Revue & Corrigée, presque tout le monde est musicien (Jérôme Noetinger ou Dominique Répécaud pour ne citer qu’eux) et ça se ressent. Pierre-Yves Macé écrit dans Mouvement, parallèlement à son travail de compositeur. En Grande Bretagne c’est carrément monnaie courante : entre autres, Bruce Russell, Alan Licht, Dan Warburton et David Toop, tous musiciens, collaborent à Wire, sans compter Bob Stanley du groupe St Etienne qui sévit dans Mojo. Tu vois, on n’en finirait plus l’énumération de ces gens qui exercent leur talent dans différents domaines, même encore aujourd’hui ! Musique et arts plastiques font aussi bon ménage : Mike Kelley, Dan Graham et Kim Gordon sont, chacun, à l’origine de corpus critiques conséquents sur le sujet… Tous ces domaines sont toujours reliés, heureusement, beaucoup de ceux qui écrivent s’y intéressent…
Tu sembles sous-entendre qu’en France, la situation aurait changé, que les esprits frondeurs se feraient rares. Peut-être bien, certainement même, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas chez les Anglo-saxons. Quand j’avais les mains totalement libres, je veux dire par là quand j’écrivais un fanzine, la chose qui me motivait le plus était de croiser les disciplines, d’interviewer Richard Pinhas, puis Romain Slocombe, c’est-à-dire un musicien, puis un graphiste. Cela participait d’un même esprit, d’un même élan, d’un même geste. L’idée de point de vue transversal, je dirais « oui » en ce qui me concerne : si j’évoque le musicien Toshimaru Nakamura dans un article, peut-être y parlerai-je également du plasticien Barnett Newman ? L’idée que la critique soit pour moi moins une question d’objets a priori ? Non, je ne suis tout bonnement pas à la hauteur ! Peu y sont arrivés : Roland Barthes, Gilles Deleuze, Serge Daney…
Comment conçois-tu ton activité de critique dans les grandes lignes ? Est-ce toi notamment qui choisis systématiquement les disques à chroniquer, mets-tu par principe l’accent sur des musiciens en particulier qui obéiraient à une certaine filiation musicale ?
« Critique » me semble un bien grand mot. A juste titre, le musicien, écrivain et théoricien André Hodeir, surtout connu dans le milieu du jazz, a fait remarquer que la plupart du temps, dans les magazines, on ne bénéficie – au mieux – que de l’opinion d’un amateur plus ou moins éclairé. Sans que le terme d’« amateur », d’ailleurs, ne revête quelque connotation péjorative que ce soit. Ici, je renvois à l’entretien que tu as réalisé avec Richard Robert, qui explique très bien tout ça. Allons-y donc pour « chroniqueur », histoire de faire simple, et bien que tout le monde aujourd’hui semble s’autoproclamer de la sorte, notamment à la télévision ! Je dis « chroniqueur » parce que je n’ose pas dire « passeur » – et je suis encore d’accord avec Richard : c’est certainement l’un des plus beaux métiers du monde !
Est-ce que je choisis systématiquement les disques à chroniquer ? Presque. Je n’accepte les propositions que rarement, et encore faut-il que j’apprécie l’album. Sinon, dans 99 % des cas, je propose un ou plusieurs disques, et le rédacteur en chef tranche. Je tiens à préciser que je reçois peu de disques. J’ai des rapports privilégiés avec quelques rares distributeurs, dont Orkhêstra, et quelques labels, tous indépendants (Ecstatic Peace !, XI Records, Pogus, Important Records, Emanem, Cuneiform, Leo). J’achète énormément de disques, quasiment tous les jours, depuis très longtemps. J’en chronique également beaucoup que j’achète… En ce moment m’interpelle tout ce qui touche de près ou de loin à No Fun Productions, et donc à Carlos Giffoni, Aaron Dilloway de Wolf Eyes, Ju Suk Reet Meate de Smegma, Deathroes, Dead Machines, Metalux, Monotract, John Wiese, Burning Star Core, etc.
Dans la presse de kiosque, force est de reconnaître que j’ai eu tendance à mettre l’accent sur des musiciens pour qui l’idée d’expérimenter est primordiale. Cela parce que j’avais l’impression – pénible – qu’ils étaient très largement sous-représentés.
Dans quel format de chronique te sens-tu le plus à l’aise ?
Entretien, article, dossier, chronique : ça m’est égal. Peu importe le format à partir de l’instant où tu es libre, où tu as choisi le sujet. Par contre, ce qui m’ennuie à l’heure actuelle, et la tendance ne s’inversera pas de sitôt sauf miracle, c’est la réduction de plus en plus drastique des formats. Une chronique est ainsi devenu un timbre poste laissant peu de place au développement d’arguments. On ne lit plus qu’accumulations extrêmement ramassées de formules chocs. « Un nouveau groupe sidérant, entre Velvet et Can survoltés saupoudrés d’ambiances proches du néo-folk ! ! ! ». Une chronique qui pouvait faire jusqu’à 3000 signes pour certains titres est tombée à 1200 signes, sachant que la moyenne se situe aux alentours de 900. Le pire étant qu’il en est de même pour les articles, de moins en moins fouillés, sauf dossiers ou numéros hors séries comme ceux des Inrocks. Un magazine doit désormais pouvoir se lire en dix minutes, dans le métro. Triste époque.
Le fait que tu privilégies un certain type de musiques, disons plutôt exigeantes, ne te condamne-t-il pas, en quelque sorte, à écrire pour un auditoire ciblé ?
« Musiques exigeantes » ? Bien que je n’aime pas beaucoup cette façon de les présenter, allons-y, pourquoi pas, si l’on veut bien admettre qu’en la matière, tout n’est qu’affaire d’écoute. Ceux qui qualifient les musiques, disons « expérimentales » afin de faire simple, comme étant globalement inécoutables (ils sont légion, il n’y a qu’à voir la polémique autour de Metal Machine Music qui n’a pas lieu d’être en dehors de l’ambiguïté qu’a savamment entretenue Lou Reed), ne se situent tout bonnement pas dans l’écoute, mais dans autre chose, à un autre niveau. Or, il me semble que s’il est bien une chose à laquelle la musique fait appel : c’est l’écoute ! Une écoute profonde, immersive, de musiciens comme Charlemagne Palestine ou Phill Niblock, permet d’accéder à des choses a priori insoupçonnables. La musique, me semble-t-il, exige l’écoute. Qu’il s’agisse de Nick Drake, des Stooges ou de La Monte Young. Le reste n’est que remplissage sonore.
Ceci étant posé, je ne me vois évidemment pas « condamné » à écrire pour un auditoire « ciblé ». Ces musiques « exigeantes » s’adressent à tout le monde. Mais voilà : tout le monde ne le sait pas, parce que l’écran de fumée déployé par la société du spectacle est sacrément opaque. Mon travail à moi consiste à essayer de dissiper cet écran, en faisant le plus simple possible. Il est donc inutile de préciser que je ne m’adresse pas à cette élite fantasmée par les détracteurs des musiques hors normes.
Je crois que tu as fait des conférences sous forme d’écoutes commentées. En quoi consistaient-elles ?
A choisir un thème (par exemple Le Renouveau du folk et ses racines) et à développer, comme on le ferait dans une émission de radio, en présentant des extraits sonores. J’ai eu la surprise de découvrir que ça fonctionne très bien, et même surtout avec un public non averti. Les médiathèques apprécient ce genre d’interventions. Les Écoles d’art aussi, sous forme d’atelier avec elles – une expérience également très enrichissante, encore basée sur le dialogue, le partage. Il ne s’agit donc pas tant de conférences, terme inapproprié pourtant utilisé par ceux qui me sollicitent. L’idée d’un orateur cramponné à ses notes et à son sujet m’effraie. Je laisse une part à l’improvisation – une des choses m’ayant marqué étant une performance de Jean-Paul Curnier intitulée La Pensée improvisée. Une parole en marche, c’est captivant. Bien que je ne me situe pas à ce niveau, j’essaie de m’y référer de temps en temps, afin d’accéder à une plus grande souplesse.
Dernièrement, tes papiers dans les magazines se font rares, cela est-il dû à une certaine lassitude ?
Effectivement, je n’ai presque pas écrit de papiers depuis janvier 2008. L’écriture ne m’a pas lassé, non. Par contre, la situation de la presse de kiosque, quasiment dans son ensemble, oui. En dehors des sujets conventionnels et d’actualité, il est devenu extrêmement difficile pour ne pas dire impossible, aujourd’hui, de faire accepter des papiers singuliers dans les rédactions. Tous les magazines ayant la musique pour sujet, moulinent les mêmes choses (je mets Mouvement à part, ainsi que Noise, un nouveau venu prolongeant ce qui avait été initié par Vs). On n’est certes pas obligé de tous les lire, et en général le lecteur ne choisit qu’un titre, ce qui peut parfois aller de paire avec une approche dédiée à un style plutôt qu’à un autre (lire sur le hard, le rap ou le jazz plutôt que sur le seul rock). Cependant, quand on regarde le fonds des articles, on voit partout les mêmes choses. Plutôt que d’écrire ne serait-ce que deux pages sur Ben Chasny et Six Organs Of Admittance, on préfère en faire six sur Devendra Banhart (et encore ce n’est pas le pire exemple, même si sa musique actuelle, c’est le moins qu’on puisse dire, laisse beaucoup à désirer). Il n’est pourtant jamais autant sorti de disques intéressants, qu’il s’agisse de nouveautés, de rééditions ou d’inédits. Hors, en France, exception faite des fanzines d’ailleurs de moins en moins nombreux, dans le meilleur des cas, on n’en voit que des traces, une poignée de signes en filigrane, tout au plus un millier, dans un coin, en bas d’une page en forme de ghetto. Sur Vibracathedral Orchestra, Sunroof !, Wooden Wand And The Vanishing Voice, Sunburned Hand Of The Man ou Wolf Eyes, pour ne citer qu’eux, j’ai lu assez peu de choses, c’est tout bonnement catastrophique. Tout ça semble carrément ne pas exister pour Rock & Folk, Muziq, Vibrations et d’autres (c’est le même problème dans le jazz).
Les Inrocks prennent un peu le relais, mais ce n’est pas assez si l’on veut bien parler de musiques plutôt que de business. Transformer quatre pages intitulées « musiques » en deux pages « world jazz chanson », n’est-ce pas symptomatique ? Le rouleau compresseur de l’uniformisation ratiboise tout ce qui dépasse. On n’a plus que des articles sur des « artistes » montés en épingle par des maisons de disques ayant les moyens de s’offrir une promo. OK, ce n’est pas nouveau, sauf que ça s’est considérablement accéléré. Il y a quelques années en arrière, tu pouvais encore proposer quatre pages de blind test en compagnie de Richard Pinhas. Maintenant, au mieux, tu as droit, une fois de temps en temps, à 4000 signes sur Trees Community ou John Jacob Niles. Le pire, c’est que ce ne sont pas les journalistes compétents qui manquent ! Autour de moi, je le vois bien : ceux qui lisent encore des magazines en doutent, ce qui ne les empêche pas d’acheter beaucoup de disques, et certainement pas ceux dont il est question à longueur de colonnes. J’habite une région qui n’a pas la côte en matière culturelle, eh bien il s’y écoule beaucoup de bons disques. Hier encore, je discutais avec quelqu’un que je ne connaissais pas la veille : un fana de noise semble-t-il, qui travaille le son dans son coin, écoute Aaron Dilloway, John Wiese et ne lit aucun canard ! Il y a des milliers de personnes comme ça. Seul Noise, en ce moment, fait des efforts dans leur direction.
Tu sais, pendant un peu plus de dix ans, j’ai vécu de cette profession, en freelance, plus ou moins bien selon les périodes. Désormais c’est impossible, à moins d’être attaché à une rédaction, et donc d’écrire, sauf rares exceptions, sur ce qu’on te dit. J’ai conscience que c’est aussi ça le métier de journaliste. Mais j’avais essayé de louvoyer. J’y croyais. Il y a deux ans, c’était encore possible, depuis la situation s’est dégradée. Il m’a fallu, en 2008, chercher un autre boulot, à temps plein, pour me renflouer financièrement. En ce moment, je fais un point. Et je dois dire que je préfère un atelier, en école d’art, à 900 signes sur Burning Star Core laborieusement accordés après 27 coups de téléphone et autant de relances afin d’être sûr que le résultat soit publié.
Alors, oui, le milieu de la presse m’a lassé, il épuise même. T’en as toujours un qui tire les ficelles et les autres qui rament. C’est devenu ça, la dure réalité, et qu’on ne m’objecte pas le contraire !
Que Wooden Wand And The Vanishing Voice, Sunburned Hand Of The Man ou Wolf Eyes ne figurent pas dans Rock & Folk, voilà qui ne me surprend pas outre mesure. Les albums solo de Wooden Wand (je pense notamment à James and The Quiet) rentrent encore dans le cadre d’un folk alternatif, certes, mais prends par contre un album comme L’un marquer contre la moissonneuse, ce type de musique me semble assez éloignée de la ligne éditoriale d’un tel magazine, et aujourd’hui autant qu’hier, non ? A l’inverse, l’excellente revue Mouvement s’adresse à un auditoire féru d’art, d’architecture, de danse et de théâtre contemporains, c’est-à-dire à un lectorat ouvert à différents modes d’expression artistique ancrés dans les problématiques esthétiques et philosophiques de l’époque. Le fossé discographique entre les deux me semble du coup inévitable parce qu’il est lié à une différence de culture, de modes d’écoute. Le lectorat visé de part et d’autre n’a pas les mêmes attentes, ni les mêmes envies, ni la même culture. Et la façon critique d’aborder la musique diffère tout autant : d’un côté on a un magazine qui cherche surtout à conforter son lectorat dans ses choix (logique clientéliste), de l’autre on cultive en l’assumant une certaine forme d’exigence, voire d’élitisme.
A ce propos, je trouve remarquable ta façon d’aborder les albums dans tes trois ouvrages parus récemment chez Le mot et le reste (Rock, Pop, un itinéraire bis, Great Black Music et Musiques expérimentales). Il y a une volonté, quasi pédagogique, d’expliquer les choses sans circonvolutions inutiles, un désir de s’adresser à un large lectorat sans céder de terrain à la vulgarisation. Est-ce que le choix des oeuvres et le style littéraire déployé ont été pensés dans cette optique ?
Que les albums les plus pointus de Wooden Wand ne puissent pas, aujourd’hui, rentrer dans la ligne éditoriale d’un magazine comme Rock & Folk (ou de quelque autre magazine du même genre), voilà qui me désole. Parce que ce ne fut pas toujours le cas. Un flashback, si tu me permets… Dans les années 1970, Rock & Folk n’hésitait pas, régulièrement, à ouvrir ses colonnes à d’autres domaines que le rock, le folk ou la soul : on y parlait également d’électroacoustique, de free jazz, de free rock et même d’improvisation. Quelqu’un comme Paul Alessandrini a beaucoup oeuvré dans ce sens, parallèlement à ce que faisaient Méchamment Rock dans Charlie Hebdo, Daniel Caux dans L’Art Vivant et Jean-Pierre Lentin dans Actuel. Une même communauté d’esprit les réunissait, qui correspondait à une façon d’envisager et de questionner la musique dans sa globalité, comme si tout ce qui en ressortait, avec ses différences pourtant, participait d’un même élan – ce qui était d’ailleurs le cas, et l’est toujours aujourd’hui, ce que l’industrie prend un malin plaisir à nier. Paul Alessandrini, ainsi, fut à l’époque à l’origine d’un remarquable article sur le krautrock, dans lequel il n’était pas question que de Tangerine Dream, mais aussi de groupes obscurs pour le moins aussi expérimentaux que Wooden Wand dans le cadre de ses disques les plus « pointus ». Argumentons plus avant : à peine plus tard, dans ce même magazine, sévira Laurent Goddet, alors qu’il était encore rédacteur en chef de Jazz Hot. Sous sa plume (il signait de l’anagramme Raoul Dengdett), on a pu lire sur Anthony Braxton ou Derek Bailey, pour ne citer qu’eux. Je t’assure qu’une chronique d’Anthony Braxton, entre deux disques de rock, outre que cela avait de la gueule, ça faisait sacrément sens. Ces chroniques, fort nombreuses à l’époque, n’étaient en aucun cas destinées à une élite, et n’avaient rien de décalées en pareil contexte. Nous fûmes nombreux à les dévorer, et elles s’avérèrent formatrices pour ceux qui acceptèrent de s’y confronter.
Finalement, je comprends ce que tu sous-entendais dans une question précédente : une certaine forme de transversalité, comme l’idée de croiser les genres, se serait envolée au profit d’un clientélisme tendant à tout niveler. Quelle évolution déplorable, quelle régression, et je le dis sans nostalgie aucune. Une anecdote : via le label Sub Pop, une pub concernant Wolf Eyes a été prise dans Rock & Folk qui, sans pour autant céder à la logique du « donnant donnant », aurait pu s’en faire l’écho tant la façon qu’a ce groupe de s’intéresser au bruit et à l’improvisation me paraît « punk », ou plus précisément proche de la table rase opérée par la no wave. Seulement voilà : progressivement, une certaine forme d’autocensure s’est installée, à force de vouloir séduire ce fameux lecteur lambda, tel que fantasmé par beaucoup d’annonceurs et de rédactions : c’est-à-dire lobotomisé ! Une exception toutefois : Patrick Eudeline, assez récemment et sans que ce soit hors sujet, a consacré à Pierre Henry une de ses dernières rubriques La Vie en rock. J’ignore si la démarche de Mouvement ressort d’un élitisme assumé. Il faudrait leur demander. Par contre je ne vois pas en quoi, musicalement, la présence de Nurse With Wound, dans Rock & Folk (ou dans Vibrations pour prendre un autre titre), pourrait paraître anachronique. Le mensuel britannique The Wire mixe très bien les genres sans que ça frise l’hérésie. Si, à une époque, Rock & Folk mélangeait très bien « savant » et « populaire », c’est tout bonnement que le niveau d’exigence était supérieur. Je me refuse à penser que certains disques sont réservés à une élite. On n’en est arrivé là parce que l’on ne raisonne plus qu’en termes de marketing, de parts de marchés, de niches.
Concernant mes livres, je ne me suis forcé à rien. En vieillissant, je vise spontanément, et chaque jour davantage, à la clarté. Sans céder à la vulgarisation pour autant. On ne doit pas prendre son lecteur pour un imbécile.
Rock, Pop, un itinéraire bis, Great Black Music et Musiques expérimentales sont sortis à quelques mois d’intervalle seulement. Une telle déferlante est impressionnante, étaient-ce des projets élaborés de longue date qui ont trouvé subitement preneur ?
S’il n’y avait pas eu preneur, c’est-à-dire le GRIM (Groupe de recherche et d’improvisation musicale) dont il ne faut pas oublier qu’il en est le commanditaire, et Le mot et le reste en la personne d’Yves Jolivet qui en est l’éditeur, ces ouvrages n’auraient probablement jamais vu le jour. Une passion commune et partagée, quelles que soient les querelles très saines ayant pu parfois nous opposer, en est à l’origine. Jean-Marc Montera et Goulven Delisle du GRIM, Yves et moi bien sûr, y avons cru dès le départ, et nous nous sommes beaucoup investis afin de finaliser cette « trilogie », pensée comme telle dès le départ.
Une « déferlante » ? Si l’éditeur avait opté pour une publication plus espacée, tu n’aurais pas eu ce sentiment. Cependant, il est vrai qu’ils ont été écrits en un an et demi, dans l’ordre de leur publication, et quasiment édités en temps réel, avec très peu de recul.
Pour tout dire, Musiques expérimentales correspond à un projet mûri de longue date. Au fil du temps, des quinze dernières années pour être précis, j’avais recueilli beaucoup de matière, notamment dans le cadre d’entretiens qui avaient été publiés par ailleurs.
Concernant Rock, Pop, un itinéraire bis, je me suis déjà longuement expliqué, pour le compte du site Néosphères. Comment résumer ? Le livre de Philippe Manoeuvre, Rock’n’roll, la discothèque idéale, en certains endroits, m’a profondément agacé. Répéter inlassablement la même rengaine, comme dans la presse, parler une énième fois des Beatles, de Cream, de Led Zeppelin : je n’en voyais pas l’intérêt, même à destination des « jeunes générations » ! Par contre des manques m’apparaissaient flagrants : peu de femmes y figuraient (en dehors de Patti Smith, Janis Joplin, Diana Ross et Grace Slick au sein de Jefferson Airplane) ; aucun singer-songwriter mis à part Bob Dylan, Lou Reed, Neil Young ; assez peu d’outsiders ; etc. À sa lecture, j’avais l’impression d’emprunter une autoroute, en pilotage automatique, tout en respectant bien sagement la limitation de vitesse. Cela m’a suffisamment motivé au point de faire un pas de côté. De même, dans l’ouvrage de Manoeuvre, toujours, la musique noire occupait une portion pour le moins congrue sur une sélection de 101 albums, en dehors de James Brown, Jimi Hendrix, Funkadelic, Prince, Diana Ross et d’un ou deux autres que je dois oublier. Great Black Music vient aussi de là, et donc d’une urgence à répondre dans le feu de l’action.
Certains albums pourraient aisément figurer dans un autre ouvrage, je pense notamment aux albums d’Albert Ayler ou Lou Reed présents dans Rock, Pop qui auraient eu leur place tous deux dans Musiques expérimentales. Il en ressort une impression de porosité, chaque livre semblant en quelque sorte se prolonger dans le suivant – plus que le compléter. Est-ce cette notion d’ouverture qui te fait évoquer une « trilogie » ?
Oui, c’est exactement cela, et ça me ravit que tu l’aies perçu. Des disques de Merzbow et Nurse With Wound sont d’ailleurs présents dans le premier et le second volumes, abordés selon un éclairage différent. Albert Ayler figure dans le second et le troisième. Les albums du No Neck Blues Band et de Lou Reed sélectionnés dans le premier auraient eu leur place dans le second. Du second, ceux de Sonny Sharrock et Lawrence « Butch » Morris auraient pu passer dans le troisième. C’est là que réside l’idée de trilogie, pensée dès le départ, au travers de ces glissements. Il s’agissait de montrer, effectivement, combien les frontières sont perméables. Mes bouquins ont été envisagés comme de véritables work in progress. Dans l’absolu, j’aimerais pouvoir revenir dessus au fil des ans… Sans compter que la démarche peut encore contaminer d’autres ouvrages, qui resteraient à définir, selon une logique quasi virale de ramifications infinies. En partant d’un groupe comme Blue Cheer, avec discernement, et en évitant soigneusement les écueils inhérents au genre, il est possible d’écrire une histoire du rock lourd aboutissant à Earth, Boris et Sunn O)))…
Comment as-tu sélectionné les albums, les as-tu voulus à chaque fois emblématiques ?
Concernant Rock, Pop, n’oublions pas qu’il s’agit d’une proposition d’itinéraire bis. Elle aurait donc pu être tout autre sans perdre de sa pertinence, même si j’estime essentiels la plupart des albums retenus. A propos de ce livre, j’aimerais pouvoir en réécrire certains passages, rajouter des disques, une dizaine par exemple, et en remplacer d’autres aussi. Entre-temps, certains groupes montés il y a peu ont évolué, parfois dans des directions que j’espère temporairement opportunistes : il serait bon de le signaler. Dans Rock, Pop, où l’ordre alphabétique a été préféré à la chronologie, l’idée de collusion se révèle également importante. Elle l’est moins dans Great Black Music, et même dans Musiques expérimentales. Dans ce dernier, tous les disques sélectionnés ne sont pas forcément excellents, ce ne sont parfois que des repères, des balises historiques, et comme je ne pouvais prétendre à l’exhaustivité, dans les deux derniers ouvrages tout au moins, j’ai eu l’idée d’addendum proposant une sélection supplémentaire d’enregistrements tous aussi intéressants. Concernant Musiques expérimentales, quel que puisse être le souci pédagogique que tu as évoqué, je ne prends pas le lecteur par la main. A chacun de jouer et de se faire sa propre opinion. Par exemple, le moins qu’on puisse dire, c’est que certains disques dits « réductionnistes » divisent. La sélection, aussi emblématique soit-elle dans son déroulé, avance des doutes, des questionnements, je n’y fais l’apologie d’aucun artiste ni d’aucune démarche.
Chacun des livres est conçu selon le même principe : une préface signée par un invité de marque et ensuite une sélection de disques commentés en une ou deux pages. Pourquoi avoir laissé à d’autres le choix d’introduire librement les enjeux de chaque ouvrage ?
En quelque sorte, ne pas travailler seul, demander à quelqu’un d’autre d’introduire ces livres, m’a permis de sonder le terrain, de toucher du doigt la validité potentielle de la démarche. Je remercie Gilles Tordjman de l’honneur qu’il m’a fait. Sauf qu’en aucun cas je n’ai cherché à me payer un « invité de marque ». Depuis longtemps j’apprécie son travail – son exigence et son intégrité, son écriture aussi… Si j’avais écrit moi-même la préface, j’aurais probablement été redondant, il y aurait eu des redites. Gilles, comme dans Vibrations, a su aller à l’essentiel en peu de mots. Fustiger la rébellion comme alibi du rock, ramener les choses à son expérience personnelle de Leonard Cohen. « Il y a une faille dans chaque chose. C’est par là que fuse la lumière » rappelle-t-il. Dès cet instant, l’idée de « méconnus majuscules » était posée. En comparaison, l’avant-propos paraît bien terne – sa seule justification étant d’expliciter la méthode sous-tendant la sélection d’albums à l’origine de Rock, Pop, un itinéraire bis.
Dans Great Black Music, il n’y a plus d’avant-propos, ce qui sous-entend presque qu’il faut avoir lu Rock, Pop, qu’il n’y a plus besoin de revenir sur la notion d’album. Cela n’a pas toujours été compris et certains n’ont pas manqué de regretter que la sélection n’intègre pas d’albums de « blues ancestral » : je rappellerais qu’il n’en existe tout bonnement pas ! Il n’y a que des compilations de 78 tours, des anthologies qui n’ont pas valeur d’albums voulus en tant que tels par les signataires des morceaux qu’ils rassemblent, et je crois que la dernière ligne de l’addendum, qui cite Robert Johnson et Charley Patton, est suffisamment explicite ! Florent Mazzoleni a été choisi pour sa connaissance historique du sujet, dont il est par ici un des rares spécialistes avec Francis Dordor.
La préface de Noël Akchoté pour Musiques expérimentales est de ce point de vue étonnante : sous couvert d’introduire le livre (ce qu’il fait très bien) se dessine aussi une conceptualisation érudite de sa propre démarche. Est-ce d’ailleurs pour cette raison que tu as choisi un musicien pour cet ouvrage, de sorte qu’il explicite aussi son rapport à sa pratique ?
Je rappelle que Gilles est aussi musicien, même si c’est quelque chose qu’il met assez peu en avant. Concernant Musiques expérimentales, je ne voyais effectivement personne d’autre qu’un musicien. Un temps, il a été question de Chris Cutler. Il a une grande connaissance du sujet, il a même écrit dessus un ouvrage ayant fait date. J’ai également pensé m’entretenir avec Dan Warburton, de Wire, autour de l’idée d’expérimentation. « Musiques expérimentales », je le précise au passage, n’est qu’un titre, et il a été choisi par commodité même s’il n’est pas innocent. Il n’y a pas plus de musiques expérimentales que de musiques improvisées. L’expérimentation et l’improvisation sont des pratiques, point. Le choix du titre est un clin d’oeil appuyé en direction de l’ouvrage du compositeur Michael Nyman : Experimental Music. La différence ? Le pluriel ! Nyman a publié son livre en 1972, il prend racine dans la musique sérielle, ne parle que d’artistes anglo-saxons à de très rares exceptions près, et ne s’intéresse finalement qu’à l’idée d’émancipation de la partition traditionnelle, au travers de l’ouverture à l’aléatoire (John Cage, Earle Browne, les partitions graphiques) et à l’improvisation totale (AMM). Pour ma part, je préférais montrer, au travers d’une sélection d’enregistrements, que l’idée d’expérimenter traverse le XXe siècle, tant du côté « savant » que « populaire » – à partir d’une console de mixage, Lee « Scratch » Perry expérimentait autrefois au moins autant que Toshimaru Nakamura aujourd’hui : seule la méthode a changé. Du coup j’ai fait remonter les choses au futuriste Luigi Russolo, et développé des axes à partir de là : le bruitisme, le minimalisme et la répétition, l’objet sonore, l’improvisation, l’échantillonnage, etc., soit beaucoup des problématiques ayant fait la richesse du XXe siècle musical.
Comme préfacier, je ne voulais pas d’un sachant, de quelqu’un qui aurait été trop explicite par rapport à ce qui se dessine, je l’espère, au fur et à mesure de la lecture. Je souhaitais effectivement quelqu’un qui ait aussi une pratique musicale singulière, quelqu’un n’ayant donc pas non plus de certitudes. Je connais Noël depuis pas mal de temps, je dirais qu’il n’a de cesse de chercher. C’est pour ça que je lui ai donné carte blanche. Cela n’a pas été sans mal non plus. C’est flagrant dès les premières lignes. En la matière, il m’apparaissait vital que l’idée de doute, celle-là même qui habite les « indomptables réfractaires » dont parle le poète sonore Henri Chopin, puisse être, elle aussi, constitutive de l’ouvrage. Noël, c’est ça : une pratique constamment remise sur le tapis. Et l’expérimentation, c’est ça aussi. Cela n’a pas été compris par tout le monde, loin de là, ce n’est peut-être pas toujours très clair non plus, mais c’est très bien ici.
En débordant à chaque fois du cadre de l’album en question, tes ouvrages échappent à une tendance actuelle franchement pénible du listing, tous azimuts et forcené, qui tend à faire du disque une sorte d’objet de compétition. Ce que tu dresses en filigrane, c’est aussi une histoire parallèle de la Musique et des trajectoires singulières ?
Oui, c’est exactement ça, et s’il avait dû en être autrement, ça ne m’aurait simplement pas intéressé – je me suis aussi entretenu à ce sujet sur le site Néosphères. J’ignorais qu’en même temps que Rock, Pop, deux ouvrages, l’un titré Les 1001 disques qu’il faut avoir écoutés avant de mourir, l’autre intitulé La Discothèque parfaite de l’odyssée du rock, allaient sortir. J’espère qu’ils auront permis aux lecteurs de faire la différence ! Là Les 1001 disques, ici La discothèque idéale : de qui se moque-t-on ? Bien heureusement, il n’y a pas plus de discothèque idéale que de disques que l’on doive obligatoirement avoir écoutés avant de passer l’arme à gauche ! Comment peut-on succomber à des injonctions aussi bêtes ? L’article indéfini du sous-titre (Un itinéraire bis) indique clairement qu’il s’agit de tout autre chose : d’une proposition, offerte en partage, et qu’il en existe forcément des milliers d’autres tout aussi « valides », que cette proposition, très subjective, n’est que le témoin d’un moment, et qu’elle invite chacun – je l’espère – à en faire de même. De manière implicite, se dessine probablement une histoire parallèle, qui peut se décliner à l’infini si c’est fait intelligemment. Le hard rock, si l’on évite les écueils inhérents au genre, ou l’idée d’outsider music telle que conceptualisée par Irwin Chusid, pourraient constituer des axes de recherches parmi tant d’autres. Quelle que soit la luxuriance de la forêt, elle est toujours dissimulée par un arbre. John Coltrane, en jazz, contre qui je n’ai évidemment rien, en est un. A nous de savoir nous pencher. Stevenson écrivait : « Savoir où sont ses préférences, au lieu de répondre humblement « Amen » à tout ce que l’univers entier assure que l’on doit préférer, c’est garder son âme en vie. » Si l’on fait abstraction de l’état de la presse, je suis confiant. Il se vend toujours des disques, il y a toujours des amateurs de musique, et il n’est aucun des musiciens actuels intéressants qui n’ait trouvé son public. Six Organs Of Admittance, Spires That In The Sunset Rise ou Larkin Grimm ne prêchent pas dans le désert, pas plus que des labels comme No Fun Productions, Corpus Hermeticum ou Locust, pour ne citer que ceux-là.
Pour terminer de répondre à ta question, mes livres ne sont en aucun cas des guides d’achat. Je ne suis pas plus prescripteur de goûts qu’indicateur de tendances ! Ce qui m’intéresse dans la musique, outre l’écoute et sa pratique, c’est son histoire. D’où l’importance que j’accorde, aussi et au-delà des processus mis en jeu, à la contextualisation.
Ces « processus » mis en jeu et la « contextualisation » sont en effet systématiquement développés et, finalement, prennent souvent le pas sur la chronique de disque en tant que telle. Cela est surtout flagrant pour Musiques expérimentales : est-ce à dire que ces musiques sont difficiles à entendre/comprendre en dehors de leur contexte d’élaboration et des schémas de réflexions qui les ont engendrées ?
Dans l’avant-propos de Rock, Pop, clairement, dès le début, j’ai indiqué que je n’écrivais pas de chroniques, qu’il s’agissait plutôt de short-cuts, qui comme dans le film du même nom signé par Robert Altman, ne prennent leur sens qu’à la fin de l’ouvrage, si tu t’en es quelque peu imbibé – cela me paraissait être un angle intéressant, je le dis sans prétention, et j’ignore jusqu’à quel point ça marche ou pas.
Concernant les musiques expérimentales, il me semblait important de m’attarder quelque peu sur les processus, qu’ils soient à la fois contextualisés dans l’oeuvre de chaque artiste, et d’un artiste à l’autre, ne serait-ce que parce que tout le monde ne connaît pas ces musiques, et que je m’adresse tout autant à ceux qui en ignorent tout qu’à ceux qui en sont familiers. Noël le signifie sans ambiguïté dans sa préface : plutôt que de n’écrire encore que sur le résultat, ce qu’il est pourtant nécessaire de faire dans une mesure raisonnable, peut-être serait-il bon d’aller voir, aussi et pour une fois, ce qui se passe du côté des processus mis en oeuvre. C’est un sujet de réflexion comme un autre, que l’on se doit d’ailleurs d’oublier au moment de l’écoute. Beaucoup font de celui-ci une montagne insurmontable alors qu’il n’y a vraiment pas de quoi ! Le plaisir que l’on peut lui associer n’a rien d’incompatible avec le niveau d’exigence des musiciens ! Personnellement, j’ai commencé par aimer La Monte Young, Albert Ayler et Hijokaidan avant de chercher à les comprendre. C’est avant tout un plaisir primaire lié à leur écoute qui m’a motivé à en savoir plus sur l’élaboration de leurs univers respectifs, sans quoi, en ce qui me concerne, je ne serais pas allé y voir de plus près, ou alors à reculons. Si tu aimes Dinosaur Jr, certainement éprouveras-tu l’envie, si tu écris, d’interviewer Jay Mascis et d’en savoir plus : ça se passe toujours comme ça, non ? Et j’ajouterais même que si tu t’intéresses un tant soit peu au rock dans son ensemble, même si tu n’aimes pas Dinosaur Jr, tu iras probablement y voir quand même, ne serait-ce que parce qu’on apprend aussi beaucoup de ses dégoûts.
Ne crois-tu pas tout de même que ces musiques interrogent la notion de plaisir immédiat qui, pour beaucoup d’auditeurs, demeure le critère principal pour apprécier un album ? Dans ton cas, toute la difficulté consiste aussi à trouver les mots pour expliquer ce qui relève avant tout d’une expérience auditive, souvent dérangeante de prime abord et qui diffère dans le temps cette notion de plaisir, voire la redéfinit…
Ces musiques ne déplacent et ne diffèrent rien du tout. Quand on en écoute, et qu’elles sont bonnes parce qu’habitées, le plaisir que l’on éprouve est immédiat, comme dans n’importe quelle autre musique. Chantonner une mélodie de Burt Bacharach me met en joie, écouter du Phill Niblock me plonge dans le bonheur. Il y a certes une nuance, mais dans les deux cas on parle bien de plaisir, qu’il s’agisse de fredonner, l’air joyeux, ou de vivre une expérience, proche de l’extase. Ceux qui n’apprécient pas les musiques expérimentales s’arrêtent généralement à leur surface, arbitrairement taxée d’intellectuelle. Ils refusent d’en faire l’expérience parce que des réflexes culturels, des automatismes dont ils n’ont même plus conscience, tant ils sont profondément ancrés, les empêchent de se laisser aller. J’adore une pièce comme « Guitar Too, For Four » de Phill Niblock. C’est une « partition de mixage » comme il dit, réalisée à partir d’échantillonnages des guitares électriques de Thurston Moore, Lee Ranaldo, Alan Licht, etc. ; une composition montée en studio à partir d’un ordinateur, en superposant toutes ces guitares couche par couche jusqu’à les stratifier dans des masses incroyablement denses. Quand j’ai écouté cette pièce pour la première fois, j’ignorais comment elle avait été faite. Elle m’a pourtant plongé dans un bonheur EXTATIQUE immédiat, et à chaque fois que je l’écoute, c’est la même chose. Quand j’écoute de la musique, d’être désorienté ne me fait pas peur. Je me laisse aller à la dérive, toujours. Le plaisir est à ce prix, quelle que soit la musique.
– Les ouvrages évoqués de Philippe Robert, parus chez Le Mot et le Reste :
* Rock, Pop, un itinéraire bis en 140 albums essentiels (Le Mot et le Reste – 2006)
* Musiques expérimentales, une anthologie transversale d’enregistrements emblématiques (Le Mot et le Reste – 2007)
* Great Black Music, un parcours en 110 albums essentiels (Le Mot et le Reste – 2008)
– On complétera ces lectures avec Eric Dolphy (Le Mot et le Reste – 2008) de Guillaume Belhomme, une biographie du multi-instrumentiste américain (saxophone alto, clarinette basse, flûte), la première en français. L’auteur s’attache à retracer la trajectoire fulgurante du musicien virtuose (1928-1964), à travers l’évocation de ses enregistrements, de ses concerts et de rencontres déterminantes (Charles Mingus, John Coltrane, Ornette Coleman, entre autres). Se dessine au fil de courts chapitres le portrait d’un homme discret et indépendant, qui aura eu une influence non négligeable au cours de cette période esthétique charnière du début des années 1960 (pendant laquelle le be pop a versé dans le free jazz), mais dont l’audace musicale n’aura jamais été un faire-valoir, ni vraiment fait école. Relativement mésestimé tout au long de sa brève carrière par la presse spécialisée (qui n’aura su apprécier son jeu singulier ou, à l’inverse, qui lui aura reproché de ne pas être suffisamment radical), mais largement reconnu depuis, Eric Dolphy incarne une figure irrécupérable, anxieuse, que la seule musique aura délivré un temps de ses tourments. C’est tout le mérite de Guillaume Belhomme que de parvenir à détacher cette figure du fond, sans s’appesantir sur la légende ou des faits inutiles, éclairant plutôt les contradictions du musicien à hauteur d’homme.
– Lire également : Paroles de critique : Richard Robert