Retour tardif mais pleinement d’actualité sur le disque de Chris Garneau. Une nouvelle invitation au voyage dans notre intimité.
Un touriste est celui qui est toujours ailleurs, qui n’est jamais à sa place et qui s’est voulu ainsi, car, par sa situation, il peut observer, contempler ce que nous ne voyons pas par négligence, ce que nous ne regardons plus par habitude. Par définition il est celui qui ne demande qu’à trouver une raison d’interrompre, un temps du moins, sa marche, sa déambulation, celui qui, à tout moment peut se perdre en suivant des chemins qu’il arpente seulement pour aller y voir. C’est à lui que Chris Garneau dédie ce disque, une musique qui simultanément arpente les paysages affectifs avec la douceur fiévreuse de celui qui se sait étranger et extravagant, et accompagne chacun comme un fil soutenu par les infinies variations d’une voix familière car polymorphe. Véritable chronique des sentiments ordinaires, Music for Tourists épouse la fragilité de nos affects tourmentés en les traduisant essentiellement avec des instruments à cordes. Du piano au violon ou au violoncelle, une balade lente et souvent fébrile s’organise à laquelle irrésistiblement nous participons. À chacun dès lors d’être renvoyé à sa propre solitude et de parcourir les vallées dépeuplées de son coeur ou les contrées surpeuplées de son âme.
Le dénuement des mélodies puise sa force justement en tant qu’elles ne sont que des ossatures, que des croquis, que des articulations que chacun peut revêtir de ses propres souvenirs d’enfant, de ses propres histoires d’amour sans fin, de sa propre chair de réminiscences. Chaque titre est l’occasion de faire le point, d’être disposé comme un touriste face à soi-même, de retrouver la candeur de nos introspections passées. La séduisante puissance d’évocation des harmonies, à l’origine de la résurgence de sentiments enfouis, jusque-là oubliés, repose sur la voix de Garneau, qui, douée d’une résonance naturelle, de vibrations hypnotiques, sonne comme un appel à la confidence, et convoque tous ceux qu’un jour nous avons été. Chef d’orchestre de nos émotions autant que de ses propres compositions, la voix affectée se répand, s’insinue, et tel un guide touristique joue, interpelle, souligne, fait voir, intensifie, dramatise, stupéfie ses auditeurs. C’est en cela que Music for tourists déploie son originalité : cabaret murmuré, la musique construit un théâtre qu’insidieusement la voix de Garneau hante et où nous sommes à la fois acteurs et spectateurs, visiteurs émerveillés.
“Castle-Time” ouvre l’album à la mesure d’un piano insistant et suranné en racontant une traversée sur la pointe des pieds, véritable progression d’équilibriste qui s’accroche à un accordéon venu d’hier, aux attaques d’un violoncelle saillant. Progressivement néanmoins, la voix pénétrante, haute, de Garneau devient une incision et dès “Black & Blue” elle s’immisce, obsédante comme un souvenir harassant, entêtante comme une douloureuse révélation, retenue comme un aveu d’impuissance devant un passé irrémédiable. Chaque accord se fait plus insistant, davantage appuyé isolant néanmoins la voix presque implorante de Garneau. Lentement, le disque dévoile la tension irrésolue qui l’anime entre pudeur et extravagance créatrice, entre sincérité et théâtralité. Suit ainsi un contraste reposant et étourdissant à la fois par le liant des notes effleurées de “Relief” qui subjugue et impose alors, presque avec violence, l’alternance imperceptible entre langueur et légèreté, lenteur et allégresse. La musique s’écoule comme un affleurement persistant et inéluctable, une caresse cotonneuse et réconfortante. Sombre, nostalgique, “So Far” ne nous transporte pas en des contrées lointaines, mais s’ancre dans le quotidien et semble cadencé par les habitudes domestiques qui, pour tous les enfants que nous avons été, semblaient être les formes d’une appartenance à un foyer. “So Far” est un voyage dans le temps, le transport et le point de convergence de ceux qui n’ont plus que cela, des souvenirs. En ce registre inépuisable, “Baby’s Romance” développe un thème déchirant tel un cri silencieux, un dialogue insignifiant entre un piano esseulé et la voix, redoublée, et exhortant cependant d’être entendue, relatant l’épreuve d’une trahison originelle qui jamais ne passera.
Le voyage est alors la rencontre non pas tant de lieux que d’états d’âme aux infinies variations, et chaque voyageur, hébété et étourdi, vacille ivre devant ce qui s’expose de lui et devant lui quand il ne le croyait qu’en lui, qu’à lui, devant sa soudaine aptitude à se raconter des histoires, à s’identifier à des êtres qui ne sont que des inflexions vocales, des notes et des accords “Not Nice”. En cette déambulation impudique et presque baroque “Halloween” et son choeur, au coeur du temps et des êtres semble une infusion de douceur et de prévenance, abolissant la solitude pour le partage, comme un acheminement vers les autres.
En une apaisante destination, “Between The Bars” clôt ce périple en survolant le tumulte, comme si cette reprise délicate d’Elliott Smith était la rencontre de l’alter ego, l’enchantement éprouvé de la fin d’une traversée, la saisie de celui que l’on n’est plus après un si beau voyage.
Ecrite sous l’impulsion de MZ
– La page Myspace de Chris Garneau