Déjà culte Outre-Altantique, le premier album fascinant d’un guitar hero sahraoui enfin distribué en France. Indispensable.
Paradoxe des « musiques du monde » : elles mettent au banc dudit monde ceux qui les jouent. Quand on voudrait ouvrir les frontières musicales pour englober la pluralité des cultures, voilà qu’au contraire on les rétrécit à son échelle bien-pensante à coup de terme générique facilement commercialisable. Car sauf à considérer que – au hasard – l’indie-rock est une musique issue d’un autre monde (mais lequel alors ?), elle est autant une musique du monde que celle venue de Mauritanie ou du Maroc. « Par une sorte de sophisme sémantique bien au point, l’appellation musiques du monde, qui devait désigner la globalité musicale de l’humanité, en est venue à désigner le » reste « , ce qui n’est pas notre musique – » notre » entendue comme la musique savante des Européens. Une sorte de vrac de seconde zone », écrivait encore récemment Frédéric Deval dans la revue Mouvement, lors d’un vibrant plaidoyer pour le « monde des musiques ». Ainsi retournée, la formulation étend son impact au-delà des pernicieux étiquetages musicaux : aux musiques issues du monde se substitue un monde devenu musique. Et le rapport d’altérité de se déplacer par la même occasion : l’étranger, le nouveau, le différent s’immiscent au coeur du monde, là où jusqu’à présent on les confinait aux marges, voire les enrobaient dans les clichés de l’exotisme. Tout en en appelant à la sacro-sainte tolérance – summum de mauvaise foi.
Parce que ce monde des musiques n’est pas encore chose acquise pour tout le monde, Doueh, le leader de Group Doueh, a longtemps refusé de mettre sur bandes sa musique. Et quand, à la demande de l’aventureux label américain Sublime Frequencies, il a enfin accepté de le faire, ce n’est pas sans poser de radicales conditions : les morceaux utilisés devront tous ressortir d’archives personnelles enregistrées à la maison et conservées telles quelles – lire sans remastering complémentaire. Pas d’habits neufs pour plaire au plus grand nombre et parader sur la grande scène world. Du vécu, de la poussière, du brut, du bruit. Ce bruit parasite qui justement envahit les deux premières plages de Guitar Music from the Western Sahara, au point de les rendre presque incommodes à l’écoute. Quand beaucoup convoquent une esthétique lo-fi pour se donner un genre et feindre une petitesse de moyens censée être compensée par des idées d’arrangements et des bricolages sonores, Doueh l’impose pour la seule raison qu’elle est consubstantielle à sa musique. Il faut voir là beaucoup plus qu’un refus conservateur de se plier à la seule technologie : une manière de rester fidèle à une tradition de l’oralité que l’on aurait tôt fait d’oublier. A l’instar de la parole, la musique se doit d’être restituée sans le truchement d’éléments perturbateurs qui viendraient en biaiser la perception et la portée. Sa vérité est dès lors toute entière contenue dans son rendu discographique sans ambages. Pas les effets du réel, mais le réel à l’état pur.
Ceci expliquant cela : Guitar Music from the Western Sahara, d’abord uniquement disponible sous le format LP, tient de l’ovni musical. A la fois hors du temps, primitif et complètement contemporain il résiste à se laisser saisir trop facilement. Voilà un disque qui renoue avec l’innocence d’une musique archaïque, en même temps qu’il réinvestit sur le mode de l’épique des idiomes de la musique populaire bien actuels. Inspiré de Yassin Oueld Enana, Doueh a aussi écouté Jimi Hendrix (à qui on le compare Outre-Atlantique) et James Brown. Son stupéfiant jeu de guitare électrique et de tinidit (guitare saharienne) dresse des ponts entre la musique africaine traditionnelle (notamment éthiopienne), le folk/blues psychédélique et le rock occidental. Accompagné de deux coeurs (Halima, son épouse, et Bashri) et d’un percussionniste (Jamal), le musicien privilégie une succession d’arpèges rythmiques au fort pouvoir hypnotique (l’halluciné “Fagu”), utilisant parfois une pédale wah-wah (“Eid For Dakhla”). Si l’association voix/guitare ne dénote pas en regard d’autres enregistrements africains, la façon qu’à Doueh d’enchaîner sans répit de complexes accords, qui propulsent par à-coups la mélodie, et de se tapir dans l’ombre – plutôt que d’occuper tout le champ en avant – procure à ses compositions un pouvoir de fascination peu commun. “Wasan Samat” et surtout “Cheyla Ya Haiuune” s’orientent quant à elles du côté d’une chanson sahraoui plus popisante, entraînante et enjouée. Une orientation qui dépasse la simple ouverture d’esprit : la diversité culturelle fait ici partie intégrante d’un langage musical naturellement universel.
Résidant à Dakhla, une ville du Sahara occidental située au sud du Maroc, à l’est de la Mauritanie et au bord de l’Océan Atlantique, Doueh se veut un fervent représentant de la cause sahraoui. Au milieu des années 70, après le retrait des colons espagnols, la population nomade du Sahara occidental s’exila dans le désert suite à des conflits armés entre Marocains et Mauritaniens qui refusaient à la région son droit de souveraineté territoriale. S’en suivit une violente occupation, avec moult exactions, tortures et assassinats de civils, rapidement contrecarrée par un front indépendantiste (le Polisario). Malgré un cessez-le-feu en 1991, le statut du Sahara occidental demeure toujours incertain. Inévitablement, le traumatisme d’années de guerre résonne encore dans la musique de Doueh et les textes poétiques chantés en Hassania. On comprendra aussi un peu mieux que, fondamentalement résistante, cette musique de tous les mondes rechigne, pour le moment à tout le moins, à se fagoter plus ostensiblement. La mémoire des luttes s’accommode mal du faste des victoires en péril.
– Le site de Orkhêstra