Loin d’être le chef-d’oeuvre annoncé, le nouvel album de Christophe est une superproduction boursouflée et clinquante, bien plus souvent vulgaire que classe.
Titre au sous-texte métaphysique volontiers nietzschéen (une manière d’amor fati que l’on complètera par l’abscons « Je suis ce que je cherche et quand je trouve. Je fais » tiré du neuvième morceau « Interview de … ») et pochette d’inspiration cubiste. Casting grand luxe (Isabelle Adjani, Christophe Van Huffel, Paul ‘P-Dub’ Walton, Carmine Appice, Eumir Deodato, Eric Truffaz…) et enregistrement à la géographie vagabonde (Londres, Séville, Paris). Chansons cinéphiliques façonnées comme autant de pierres angulaires d’un imposant édifice musical cinq étoiles, avec générique final lu à haute voix par l’ami Daniel Filipacchi. Le onzième album de Christophe en jette. Attention, voilà du costaud censé laisser la concurrence à bonne distance réglementaire (cf. la bio en ligne sur son site, éloquente à ce sujet). Du moins sur le papier. Certains projets ont en effet ceci d’immédiatement rédhibitoires qu’ils semblent forcer la main de notre adhésion. Christophe fait son cinéma et l’on est priés de savourer son inventivité, désormais inscrite au cahier des charges de sa petite entreprise artistique. Question de mise en scène plus que de mise en son : le bon plan d’obsessions déjà répertoriées et l’originalité confite se substituent à la vraie mise en danger, devenue à présent simulacre qui trompe son monde. Voilà que l’on prône la liberté en s’entravant les ailes dans le costume d’un personnage à jouer. Tout est raccord, pas un faux pli. Le cliché a beau être flou, il colle à l’artiste jusqu’à le rendre chic et toc. Soixante-dix-neuf minutes pour entériner le mythe plutôt que susciter le trouble.
Atypique, bizarre, Aimer ce que nous sommes l’est indéniablement. Mais précisons alors d’emblée que cette bizarrerie manque d’épaisseur, sécurisée qu’elle est dans son périmètre bien défini qui ne saurait la rendre inconvenante. Des chansons biscornues sans refrain ni structure facilement identifiable, plus longues que ne l’autorise le format radiophonique, Alain Bashung et Mendelson s’y sont aussi essayés récemment, sans confondre audace et vanité. La langue, enjeu majeur, repoussait les barrières pour se déverser pleinement, sans avoir peur de se risquer à la rugosité. Chez Christophe, c’est une autre paire de manches. L’étrangeté bon teint, l’anachronisme séduisant, les tourments baudelairiens : il en va d’un univers tiré à quatre épingles qui dicte sa loi, d’une esthétique à servir, d’un théâtre de bonne tenue à habiter. Torturé dedans, nickel dehors. On connaît l’histoire (au moins depuis l’important Les Paradis perdus), on connaît Christophe. On a aimé les parties de poker avec Alan Vega et ses coups de bluff, mais la donne a changé. Et si le précédent Comm’si la terre penchait (2001), déjà sur la tangente, émouvait en raison de sa relative sobriété et de la fragilité qui s’en dégageait, toujours à deux doigts de basculer dans une variété de grande surface mais suffisamment malade et vénéneux pour s’en extirper admirablement, Aimer ce que nous sommes franchit le pas malheureux, celui de trop. Débauche de couleurs, de fausses bonnes idées d’arrangements, d’intentions modernistes vaseuses, les rouages sont bien huilés, mais on frise constamment l’indigestion, l’écoeurement. Partout clignote le panneau lumineux : attention album-pas-comme-les-autres-d’un-artiste-français-pas-comme-les-autres, sans que cette lumière ne parvienne vraiment à nous éblouir. Ou comment conférer tous les honneurs à l’anecdotique gonflé de prétentions.
Anecdotique, le mot pourra paraître sévère. C’est que le gouffre est à ce point vertigineux entre l’ambition affichée et les chansons de peu d’envergure entendues que les bras nous en tombent. Que faire de ces paroles sibyllines (plus c’est vague plus ça fait poète, moins on dit les choses plus sans doute on a de choses à dire), de cette façon assez grossière d’emprunter ici et là la langue de Shakespeare (emblématique le «comme dans un Hospital» de « Stand 14 », aussi gratuit qu’inutile), de ce romantisme un peu rance (la palme à “Tandis que” où le vieux beau se prend pour Al Pacino et s’avère carrément ridicule), de cet imaginaire nocturne perclus de lieux communs ? Que penser de ce mélange des genres (disco, flamenco, pop, rock, chanson en faisant abstraction du mauvais goût), de ces ambiances vaporeuses et kitch (le sexe glamour façon Sébastien Tellier), de cette production impeccable, voire datée (l’impression demeure que l’album est déjà figé dans ses effets mal négociés de contemporanéité et qu’il vieillira de fait bien mal) ?
Certes, Aimer ce que nous sommes réserve de beaux moments, quelques fulgurances. Mais, il contient aussi suffisamment d’horreurs pour noircir le tableau et rendre son écoute sur la longueur insupportable. De la laideur, il y en a à revendre sur Aimer ce que nous sommes – un titre pour le coup plutôt cruel pour son auteur. Cette chorale d’enfants (“It must be a Sign”) que l’on croirait extraite d’un disque de Pierre Bachelet, ces accents hindouisants (“T’aimer fol’ment”) ou cette embardée flamenca (“Odore di femina”) qui évoquent la pire soupe worldisante, ces nappes de synthé consternantes répandues aux quatre coins de l’album, ce piano dégoulinant qui lorgne du côté de Richard Clayderman (la pompeuse association synthé/solo de guitare électrique/ligne de piano sur “Parle lui de moi” vient achever l’auditeur en fin de parcours, si ce n’était déjà le cas auparavant). On en passe… De tels faux-pas font de l’ombre au monument. Ce cinéma bigger than life a des allures de téléfilm maquillé en grande oeuvre épique. Le charme désuet n’opère plus, les errements ne mènent nulle part (que nous dit Christophe si ce n’est que le temps passe et qu’il faut vivre le présent intensément, merci du conseil). Et si on réécoutait Bashung.
– Le site de Christophe