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Il est bon ton de tirer à boulets rouges sur le hard rock et ses dérivés, cette mauvaise graine du rock généralement considérée par la critique bien pensante comme une vaste blague. On l’accuse volontiers de tous les maux : cancre trop bruyant, trop de tignasses permanentées, trop de solos électriques à rallonge, trop de cuir ou de vestes léopard velues, trop de paroles affligeantes et de Castafiore viriles affublées d’un short cycliste ridicule… certes, tout cela n’est pas faux, mais le vilain canard n’en mérite pas. Il suffit de se pencher sur les autres bacs pour constater que la critique n’est pas isolée : du rap bling bling en passant par le look étudiant en polo du rock indépendant, sans parler du jazz trop techniquement ronronnant, chaque clan trimballe autant de stéréotypes, si ce n’est plus…

Toutefois, le hard rock, ce genre régressif si attachant, souffre peut-être davantage de condescendance. La faute certainement à Spinal Tap, documentaire satyrique culte de 1984 réalisé par Rob Reiner autour de vieilles gloires cuirassées sur le déclin embarquées dans une tournée pathétique. La sortie du film fit l’effet d’une secousse tellurique dans un monde où les charts étaient alors trustés par les infâmes Bon Jovi et Motley Crüe. Spinal Tap contribua à démystifier la vie de rock star décadente, tournant brillamment en dérision le triptyque longtemps fantasmé « Sex, Drugs & Rock’n’roll ». Des séquelles qui se font sentir encore aujourd’hui. On se souvient de Joey Kramer, pilier rythmique d’Aerosmith, révélant amusé que son leader Steven Tyler ne s’était pas remis du visionnage de ce délirant pamphlet. Imaginons la scène : le batteur des Toxic Twins se tord de rire devant le film, tandis qu’assis à ses côtés, il constate son chanteur aux mille foulards, sérieusement pétrifié, le visage déconfit, sombrer dans une dépression qui durera six mois. Les scènes du groupe se perdant dans les couloirs backstage quelques minutes avant d’entrer sur scène, les plans foireux organisés par des managers incapables, la séparation pathétique jusqu’à la tournée de reformation destination « Big In Japan »… Inutile de pousser la psychanalyse, ce rock’n’roll circus était le triste reflet de galères on ne peut plus réalistes.

Mais les détracteurs ont beau s’acharner, la côte du rock burné n’est toujours pas remise en question. Malgré quelques légères baisses de régime — entre deux périodes grunge ou stoner rock parmi d’autres — le genre ne lâche pas prise, à tel point qu’aujourd’hui certains confrères qui ne mélangent généralement pas les torchons et les serviettes, annoncent le grand retour du hard rock au premier plan médiatique, alternative (forcée ?) d’une rentrée musicale pas vraiment palpitante…

James Hetfield et Robert Trujillo de Metallica en plein shopping Armani A la vérité, la nouveauté n’est pas franchement de mise et la relève peine à se distinguer des glorieux aînés, à l’exception de QOTSA et des prometteurs Wolfmother, les anecdotiques ersatz d’Airbourne étant plus proche de la sympathique farce The Darkness. Au fond, ce retour de projecteur coïncide avec le retour aux affaires de vieux briscards et valeurs sûres : le gang australien des frères Young AC/DC, le baron véreux Lemmy et son trio pétaradant Motorhead, ainsi que les metalleux milliardaires californiens de Metallica. Ces trois institutions section poid-lourd ont dépassé le quart de siècle d’existence, affichent toujours une santé insolente, et un chiffre d’affaire qui défie toutes les crises financières. Le hard rock conserverait-il ? En tous les cas, peu de groupes de rock dit « classique » issus de leur génération peuvent se targuer de maintenir, autant artistique que pécuniaire, la barre (de plomb) aussi haut.

Honneurs aux anciens, AC/DC, demeure de loin la formation la plus emblématique du lot, certainement même connue de votre grand-mère, du moins par réputation. Leur dernier opus Black Ice ne renouvellera bien entendu pas leur formule binaire, et de toute façon tout le monde s’en moque. Leur savoir-faire du riff rageur et redoutablement basique, qui a initié tellement d’apprentis guitaristes leur assure une armée internationale de dévots indéfectibles (que le gratteux novice qui ne sait pas fait la main sur le gimmick de “Thunderstruck” jette la première pierre !) leur a permis d’accéder aux tournées stadium depuis une vingtaine d’années. Une popularité spectaculaire qui reste inébranlable malgré une absence de sept ans. En atteste en France les billets des deux dates parisiennes de février écoulées en l’espace de quelques heures.
Sans atteindre la grâce légendaire et très remontée d’un Powerage, Let there Be Rock, ou du Live At Atlantic Studio, Black Ice s’avère une bonne fournée qui a le bon goût de renouer avec le volume des amplis réglés à 11, option laissée un peu de côté sur BallBreaker et Stiff Upper Lip. Ces deux derniers manquaient pour le coup d’un grain (saturé) de folie mais leur offrait une crédibilité inédite vis-à-vis de la critique pointue. Intellectualiser AC/DC, voilà certainement ce que l’on a lu de plus grotesque ! Ce rock prolétaire fier mais pas engagé, n’a jamais prétendu se prendre au sérieux. Si la production gonflée à la levure de Brendan O’ Brien (Bruce Springsteen) se veut aujourd’hui plus rentre-dedans, c’est parce que l’essence même de leur art repose là : le tranchant des riffs de Malcom Young ainsi que la SG lead d’Angus Young, éternel diablotin en culotte courte, conduisent cette danse disjonctée, le tout servi sur un plateau d’acier par une section rythmique qui trace sur un train d’enfer (le single efficace “Runaway Train”). Ah oui, sans oublier le gueulard Brian Johnson et sa voix de matou faisant le dos rond, souvent éreintante mais capable de quelques éclairs à deux ou trois occasions par album. Si les guitares restent souveraines incontestées, rarement la basse a été si distincte sur un disque des immigrés écossais. Mais le véritable héros du disque, c’est le pilote d’avion Phil Rudd dont le kit de batterie ne touche carrément plus le sol sur certaines prises, tel le magistral et très springsteenien des grands stades (oui !) “Anything Goes”. Si l’album n’était pas aussi long — quinze titres pour un disque d’AC/DC, ce n’est pas très raisonnable — nous collerions sur le bulletin d’Angus la mention « élève appliqué».

S’il ne devait en rester qu’un dans ce monde de perfectos, ce serait sans contestation Lemmy Kilmister, le capitaine bombardier de Motörhead. Véritable énigme pour la médecine moderne, l’ancien roadie de Jimi Hendrix, 63 hivers au compteur, tient toujours debout après avoir péché à tous les excès. Après quatre décennies de service dévouées à la cause Marshall, le bassiste à la voix de bougon reste l’unique survivant du line up originel, mais à l’instar d’AC/DC, n’a jamais dévié de son rock sale, pesant et agressif. Cette mécanique incassable se paye même le luxe d’huiler ses rouages en enquillant quelques uns de ses meilleures skeuds de ces quinze dernières années, livrés a un rythme soutenu : les implacables Bastards, Inferno, Sacrifice, Kiss Of Death, Overnight Sensation… tous concentrés autour du trio constitué du guitariste Phil Campbell et du terrible batteur Mickey Dee. Et le vingtième opus, Motörizer, file droit dans cette veine, chargeant l’ennemi en rase motte avec quelques missives hargneuses bien senties “Runaround Man” ou encore “Teach You how To Sing The Blues” flanqué de son refrain pilonné avec une classe rock’n’roll rare. Et Lemmy de nous surprendre avec cette gorge geignarde de plus en plus écorchée qu’elle en devient presque émouvante. La ballade acoustique “Don’t Let Daddy Kiss me” sur Bastards prouvait que derrière cette carcasse se cachait un coeur — pas vraiment en bonne santé, on l’accorde ! Et l’on se prend à rêver de l’entendre sous des apparats d’un noir inédit, moins raboteux que d’habitude, façon feu Johnny Cash. Exercice de style qu’il avait caressé sur l’hommage fifties débranché Lemmy, Slim Jim and Danny B. (2000). Avec forcément de l’aplomb, Lemmy ferait un parfait « crooner ultime ».

Enfin, les plus jeunes et turbulents du lot sont aussi les plus controversés : Metallica, dont le nom ridicule ne fait aucun doute sur leur activité. Depuis le succès du Black Album (1992), et de la power ballad “Nothing Else Matters”, les Four Horsemen ont perdu le crédit de leurs fans de la frange dure, au profit d’une audience rock nettement plus large. Le quatuor californien emmené par le chanteur guitariste James Hetfield (45 ans) et le batteur poseur Lars Ulrich (46 ans), n’avait cédé à aucune concession jusqu’à …And Justice For All (1989). Quinze ans plus tard, Metallica ne parvenait plus à relever la (grosse) tête, empêtré dans des choix de plus en plus discutables (vidéo clips exorbitants, chasse contre Napster, album live symphonique). Conscient de cette perte de vitesse, St Anger (2004) renouait avec la brutalité du fondateur Kill’em all, par l’entremise de riffs ultra violents et marathoniens. Hélas, les compositions étaient massacrées par une caisse claire au son de Tefal.
Recadré par l’éclectique producteur Rick Rubin (Slayer, Johnny Cash, Run DMC…), Death Magnetic donne à entendre une formation revenue à ses louables fondamentaux.
Exit les ballades et formats courts « radio friendly », retour aux pièces épiques et alambiquées des années 80 : Un noeud électrique si épais de charges et contre attaques électriques qu’on en vient à se demander comment la quatuor va parvenir à s’en démêler.
La science du riff écrasant et pervers d’Hetfield reste bel et bien alerte sur quelques pointes d’accélérations spectaculaires, telle la progression au marteau piqueur infligée sur “Broken, Beat & Scared” (peut-être l’un des meilleurs riffs d’Hetfield depuis… 15 ans). Et même les solos old school de Kirk Hammett, bannis depuis Load, sont à nouveau de la partie !
Pourtant, pour la première fois, ce retour aux sources laisse trainer un petit arrière-goût de déjà entendu. En faisant abstraction des concessions mercantiles, les metal gods étaient somme toute parvenus depuis leurs débuts à se réinventer à chaque album, ce jusqu’à Load, voire St Anger. Death Magnetic renvoie irrémédiablement à quelques glorieux et nettement supérieurs classiques : “The End Of The Line”, et son intro chourrée à “For Whom The Bell Tolls” ou encore le single “The Day That never Comes” calquant sans vergogne sa trame sur “One”. Sur l’impardonnable “The Unforgiven III”, Metallica tend même carrément le baton pour se faire battre. Néanmoins, le tableau n’est pas si noir pour les metalleux, il y a bien dans Death Magnetic une urgence, un regain de rage qu’on n’espérait plus entendre de leur part. Le quatuor soulève à nouveau de la fonte sur deux ou trois belles performances musclées (“That Was Just Your Life”, “Broken, Beat & Scared”, “Cyanide”). Si le head banger de base passe le cap de la nostalgie, il devrait pogoter dans la joie et l’allégresse.

Récemment, le ténébreux brailleur/bassiste de Slayer, Tom Araya, annonçait ne pas envisager de continuer à enregistrer des disques et tourner la cinquantaine passée, le combat à cet âge pouvant virer au ridicule. Ces trois disques de vétérans le démentent et prouvent que la colère, aussi dégénérée soit-elle, résiste plutôt bien à l’épreuve du temps.

AC/DC, Black Ice (Columbia/Universal)
– Site officiel

Motörhead, Motörizer (SPV/Wagram)
– Site officiel

Metallica, Death Magnetic (Mercury/Universal)
– Site officiel