Troisième volet de nos entretiens avec des critiques musicaux : après Richard Robert et Philippe Robert, le grisli Guillaume Belhomme profite de la sortie de son troisième ouvrage Giant Steps, une anthologie consacrée à 100 figures du jazz, pour répondre à nos questions. Rédacteur aux Inrockuptibles, à Mouvement et sur son propre blog, Le son du grisli, mais aussi musicien sous le nom de Gypsophile, ce passionné de musiques et de littérature revient sur ses principaux travaux, témoigne de ses goûts tranchés, comme de ses choix singuliers d’écriture. Et nous livre au passage, sans langue de bois, son point de vue éclairé sur la critique et les journalistes qui « se regardent pousser le ventre ».
Pinkushion : Comment est né le projet Giant Steps ?
Guillaume Belhomme : J’ai publié l’année dernière au Mot et le Reste un portrait d’Eric Dolphy et un petit livre au sujet de For Bunita Marcus, une oeuvre du compositeur Morton Feldman. L’éditeur, qui avait publié plus tôt les anthologies de Philippe Robert consacrées au rock, aux musiques expérimentales et à la Great Black Music, m’a proposé d’en rédiger une consacrée au jazz. Je lui ai alors soumis une liste d’une centaine de musiciens que je tenais à aborder pour évoquer dans les grandes lignes l’histoire du jazz : l’idée était de présenter chacun de ces musiciens via une petite biographie et des chroniques de cinq de ses disques.
Quel était au départ l’objectif d’un tel livre, eu égard à certains dictionnaires et ouvrages déjà sur le marché ?
Changer de forme, essentiellement. Le Dictionnaire du jazz (écrit notamment par Jean-Louis Comolli et Philippe Carles, ndlr) est un excellent outil, mais il souffre d’une rigidité obligée par son « statut » de dictionnaire : chacune de ses entrées doit faire apparaître les grandes étapes de la carrière et les disques marquants du musicien, ceux sur lesquels tout le monde est bien obligé de s’entendre, tandis que l’anthologie permet à son auteur de jouir d’une plus grande liberté, il peut afficher ses choix personnels tant au niveau des conseils d’écoute que des musiciens qui y sont présents. Les disques que je conseille dans Giant Steps sont parfois des ouvrages emblématiques dans l’oeuvre de tel ou tel musicien et parfois des enregistrements négligés. On s’entendra, par exemple, sur le fait que Birth of the Cool est un disque plus significatif « historiquement parlant » dans la carrière de Miles Davis que Miles in Tokyo, pourtant, j’ai préféré conseiller au lecteur l’écoute du second, ce qu’écrire dans le cadre d’un dictionnaire ne m’aurait pas permis de faire. Comme je le note dans l’avant-propos, élaborer un livre de ce genre tient de l’exercice purement subjectif, tout dépend donc de la nature de l’auteur : un autre que moi aurait peut-être choisi, sur l’exemple de ses prédécesseurs, de réécrire à propos de Django Reinhardt, Keith Jarrett ou Chick Corea. De mon côté, j’ai préféré les laisser de côté au profit de Benny Golson, Peter Brötzmann ou Joe McPhee.
Pourquoi avoir choisi d’aborder systématiquement cinq albums par « figure », plutôt qu’un seul comme l’a fait notamment Philippe Robert dans les trois ouvrages que tu as évoqués ?
Parce qu’une sélection de cinq enregistrements était un bon compromis, selon moi, pour aborder par l’exemple chacun de ces musiciens : choisir davantage de disques aurait affaibli l’impact des conseils que sont ces choix ; choisir trois disques seulement aurait été impossible étant donnée la somme enregistrée des musiciens traités ici ; et n’en choisir qu’un aurait été une méthode qui se serait focalisée inévitablement sur l’« incontournable » ou l’anecdote, ce qui n’aurait pas servi à grand-chose. Les styles que Philippe et moi avons abordés ne sont pas les mêmes, et s’il est envisageable de donner un aperçu, comme il l’a très bien fait, de l’oeuvre de Nick Drake, Otomo Yoshihide ou Shellac, en abordant un seul élément de leur discographie, cette formule ne peut pas rendre la diversité de l’oeuvre de Duke Ellington, John Coltrane ou Sonny Rollins.
Si, effectivement, la plupart de tes choix d’albums relèvent du « conseil » d’écoute incontournable, pour certains j’observe la formulation de réserves. Par exemple, s’agissant de John Coltrane, tu écris à propos de Ascension que c’est « une provocation musicale grandiloquente ». On retrouve plusieurs fois dans ton ouvrage des assertions de la sorte, trop peu étayées à mon sens, qui semblent accuser les limites de disques considérés par beaucoup comme intouchables. Ta démarche va t-elle aussi dans le sens d’une éventuelle remise en cause qualitative de certains albums ?
Il y a un malentendu ici : le terme de « provocation » n’a pour moi rien de péjoratif. Ascension est un disque incontournable, et lorsque je le qualifie — pour faire vite, encore une fois, puisqu’il me faut pour chaque disque me contenter de quelques lignes — de « provocation musicale grandiloquente », cette formule insiste sur l’audace de l’enregistrement. La « société » fait qu’il est aujourd’hui impossible d’entendre les termes « provocation » ou « provocateur » dans un sens autre que négatif pour cause de crédo universel imposé : « surtout : pas de vague ». Dans le paysage du jazz de son époque, Ascension fait en effet figure pour moi de « provocation musicale grandiloquente », j’aurais pu aussi écrire « dérangeante », mais qui supporte encore le dérangement, même imposé par un génie musical tel que Coltrane ? Pour revenir à ton interrogation quant à une possible « remise en cause », je pensais que les choses avaient été présentées plus clairement que ça : la quatrième de couverture annonce pourtant que les 500 disques rapidement chroniqués dans ce livre sont bien des conseils d’écoute, il n’en est donc pas un dont je puisse relativiser l’importance. Je peux relativiser la richesse de tel ou tel titre du disque en question, mais, si j’évoque ce disque, c’est qu’il me semble justement important, voire essentiel.
Comment as-tu envisagé l’écriture du livre : de manière chronologique ou selon une progression par fragments peu à peu intégrés à une continuité temporelle ?
Plutôt de manière chronologique, presque aussitôt qu’est née son idée. Par contre, je n’ai pas respecté cette chronologie pour l’écriture, je n’ai pas écouté les disques de King Oliver puis rédigé son portrait pour passer au musicien suivant et ce jusqu’à celui de Ken Vandermark. Ce qui a surtout décidé de l’ordre dans lequel ont été rédigés ces cent portraits, c’est l’écoute des disques : ma collection personnelle m’ayant permis de m’attaquer plus ou moins rapidement à tel ou tel musicien, quand il a fallu attendre pour tel autre que je puisse mettre la main, en bibliothèques, magasins ou sur internet, sur les enregistrements qui me manquaient.
Avant même de choisir tel ou tel disque, est-ce que des perspectives esthétiques, politiques, historiques ont présidé, sinon déterminé le contenu de ta sélection ?
Non pas des perspectives esthétiques, mais forcément des goûts qui me portent davantage vers telle ou telle conception du jazz. Si la sélection des musiciens a été réalisée en toute objectivité (on trouve là Oscar Peterson et Peter Brötzmann, Louis Armstrong et Yusef Lateef) — une objectivité que n’importe qui peut ensuite facilement remettre en cause s’il remarque que ne figure pas dans le livre un portrait d’un musicien qu’il apprécie –, la sélection révèle évidemment les goûts qui sont les miens : l’enregistrement qu’Earl Hines signa en compagnie de Paul Gonsalves n’est ainsi pas tout à fait représentatif du style qu’aura servi le plus souvent Hines, mais il me parle davantage que d’autres et sa place était assurée dans cette anthologie. Ailleurs, pour te donner un autre exemple, étant donné que je juge que la période électrique de Miles Davis est loin d’être la plus intéressante de sa carrière, il m’a fallu faire avec cette conviction personnelle et mes conseils d’écoute s’en ressentent. Ensuite, peut-être qu’écarter Chick Corea, Keith Jarrett ou John McLaughlin de ma sélection au profit de Joe McPhee, Charles Gayle, William Parker ou Ken Vandermark, trahit quelque perspective politique…
As-tu eu d’emblée une idée précise des figures abordées ?
Dans l’ensemble, oui. D’un côté, il y a les figures inévitables — la liberté de l’auteur n’est évidemment pas totale, il serait impossible de proposer la lecture de cent portraits de musiciens de jazz sans aborder Louis Armstrong, Charlie Parker ou John Coltrane — et, de l’autre, il y a celles qui peuvent varier d’un auteur à l’autre. A lui, ensuite, de prouver que ses choix sont les bons : soit dans le texte, soit en espérant que le lecteur ira entendre les disques qu’il conseille. Pour revenir à Benny Golson, par exemple, les standards qu’il a composés lui ont assuré sa place dans mon anthologie, bien plus que l’oeuvre pour piano de Keith Jarrett ne l’a fait pour celui-ci… Evidemment, comme il s’agissait de s’en tenir à une centaine de portraits, quelques noms ont fait des allers et retours dans ma sélection : Sonny Stitt, Wynton Kelly, Jaki Byard, Carla Bley ou Alexander Von Schlippenbach, pour citer quelques exemples qui, au final, n’ont pas été abordés dans le détail dans le livre. Ceci étant, à la fin de l’année prochaine devrait paraître, si l’éditeur tient parole, une suite à Giant Steps : cent nouveaux portraits de musiciens de jazz, une sélection plus personnelle encore qui viendra compléter la publication de cette anthologie en permettant, je l’espère, d’aborder encore d’une autre façon le domaine. Les noms cités plus haut y trouveront donc leur place.
J’entends bien ce que tu dis à propos de Benny Golson comparé à Keith Jarrett, mais un raisonnement identique pourrait concerner moult musiciens du livre qui auraient pu être tout aussi évincés. Il me semble que, à quelques exceptions près, les jazzmen attendus dans ce type d’anthologie demeurent présents. Du coup, ces « exceptions » peuvent poser problème, on est en droit d’interpréter leur absence comme une stigmatisation détournée de leur importance, de leur créativité, de leur influence. Quelles sont les raisons qui t’ont poussé par exemple à ne pas consacrer de pages à Keith Jarrett ?
Les trois quarts de l’oeuvre de Keith Jarrett… Comme dans tous les domaines, il existe des mythes en jazz, en l’occurrence ces idoles révérées à l’excès que sont Keith Jarrett, Chick Corea, Pat Metheny, les Marsalis… Sans rien nier de leurs capacités techniques — mais, en définitive, le plus petit conservatoire de province renferme d’excellents musiciens, des techniciens qui en jettent sans déranger grand-chose –, ceux-là n’ont pas enregistré, selon moi, des oeuvres à la hauteur de celles que l’on trouve conseillées dans Giant Steps. Bien sûr, je pourrais conseiller l’écoute d’un ou deux disques de Jarrett ou de Corea, mais cinq serait plus difficile, d’autant plus que je juge leur empreinte assez mince dans l’histoire du jazz. Bon, cela tient du jugement personnel… Le mien est peut-être radical mais je tiens leur reconnaissance pour une imposture : ce sont des noms imposés au fil des ans, rien de plus, comme le sont aujourd’hui ceux de Diana Krall ou Avishaï Cohen, pour faire écho à deux musiciens de variété qui ont fait dernièrement la couverture des deux magazines de jazz encore publiés en France. Ceci étant, je pense que Jarrett et consorts n’ont pas grand-chose à craindre de cette « remise en cause », ils n’entendront sans doute jamais parler du livre et pourront toujours compter sur le soutien de ces mêmes magazines et des pages de publicités qui leur sont consacrées. Autant, alors, célébrer dans mon livre l’importance — plus évidente, si on était tenté de se rendre vraiment compte — de Joe McPhee, Joseph Jarman ou Misha Mengelberg, que de répéter les erreurs des périodiques tenus par des gens de presse pour qui l’écriture et la musique ne sont plus que des métiers. Pour ce qui est de ce que tu appelles les « musiciens attendus », s’ils sont « attendus », c’est qu’ils étaient présents dans les anthologies de jazz publiées plus tôt : à ce titre, donc, Jarrett et Corea étaient aussi attendus, certainement, que Sidney Bechet ou Oscar Peterson. Sauf que Bechet et Peterson ont beaucoup apporté au jazz, ce qui n’est pas le cas des deux autres, je pense.
À l’inverse, certains musiciens sont-ils remontés dans ton estime suite à l’écriture de cet ouvrage ? As-tu fait des (re)découvertes ?
Bien entendu… Il y a quelques années, lorsque j’écrivais pour Jazz Hot, j’avais commencé à me forcer un peu à aller entendre un jazz qui ne m’avait pas intéressé jusque-là — je suis venu au jazz par l’écoute de Dolphy et de Coltrane. Cette fois, le travail a forcément été plus poussé et m’a réservé beaucoup de surprises. Par exemple, avant l’écriture de ce livre, Earl Hines était, dans mon imaginaire, un pianiste un brin cabot, et cette idée — fondée sur peu de choses, je dois bien l’avouer — a profité de l’écoute de tel ou tel de ses nombreux enregistrements. Ceci dit, lorsque l’on tombe sur la pochette d’At Home, sur laquelle Hines est accoudé à son piano et affiche un sourire clinquant, on ne peut se douter de ce que contient ce disque. Même chose pour Lionel Hampton, par exemple. J’ai aussi dû réécouter tel ou tel disque que je pensais ne plus devoir entendre un jour, et ai un peu revu mon jugement à la hausse : c’est arrivé pour quelques disques de Wayne Shorter qui, s’ils ne sont pas forcément conseillés dans le livre, m’apparaissent maintenant moins « mauvais » qu’avant.
Le livre accorde une large place au jazz américain, mais assez peu au jazz européen, voire asiatique. Peux-tu préciser ce point ?
Le jazz est un art d’essence américaine, et puisque le livre présente de grandes figures du jazz de ses origines à nos jours, il me semble normal que celles-ci soient en majorité américaines. Ce projet a, en plus, été pensé en tant qu’anthologie en deux volumes : comme je l’écris dans l’avant-propos, Giant Steps, Jazz en 100 figures sera suivi de Way Ahead, Jazz en 100 autres figures. Dans celui-ci, une plus grande place sera faite aux représentants d’un jazz non-américain, même si Giant Steps traite de ses plus grands représentants selon moi (Derek Bailey, Misha Mengelberg, Peter Brôtzmann, Martial Solal…), qui ont en plus insufflé leur singularité à cette musique. En fait, toutes les questions qui peuvent se poser à propos d’une telle anthologie tournent autour de la définition de « jazz » : cette musique a été inventée aux Etats-Unis, donc je ne vais pas, pour le simple plaisir de tout ramener au continent, voire au pays, qui est le mien, remplir une anthologie qui se veut historiquement objective de musiciens européens, malgré les qualités irréfutables de beaucoup d’entre eux.
Par rapport à la notion d’écriture, s’affirme au fil des pages une volonté patente d’imposer un style bien à toi, que l’on retrouve aussi sur ton blog, Le son du grisli. Est-ce important pour toi de te démarquer de la sorte au niveau de la forme ?
Je suis un grand lecteur, notamment de littératures des siècles précédents, presque anciennes on pourrait dire, et ma façon d’écrire a sans doute tiré des leçons du français pratiqué dans ces ouvrages là ! Mais mon écriture est naturelle, aucun formatage journalistique ne la contraint et elle n’est pas élaborée non plus dans le simple but de me démarquer. Lorsque je me suis entretenu avec Le Mot et le Reste à propos de l’élaboration de cette anthologie, je souhaitais qu’elle soit un ouvrage d’« auteur », dans le sens où elle pourrait conseiller l’écoute de disques particuliers et aussi respecter mon écriture, qui ne relève pas du travail d’un journaliste. Si j’ai pu me laisser aller lorsque j’ai écrit ce texte à propos de For Bunita Marcus de Morton Feldman — la collection qui accueille le livre ayant permis une divagation plus littéraire –, j’ai estimé qu’Eric Dolphy et Giant Steps ne devaient pas me contraindre à abandonner ma façon d’écrire pour les phrases courtes et la syntaxe approximative du journalisme commun. Je regrette maintenant que les deux ou trois amateurs éclairés de jazz qui sont dans le même temps de grands lecteurs de Marc Lévy reprochent à mes longues phrases d’être quelques fois incompréhensibles. Je ne voulais pas faire la moindre concession là-dessus, tout en sachant que les critiques qui allaient suivre me reprocheraient de ne pas faire comme beaucoup de mes « collègues », c’est-à-dire tirer le français vers le bas aussi fort qu’ils défendent un jazz qui n’est en fait que de la mauvaise variété.
Tu sembles opposer nettement les notions d’ « auteur » et de « journaliste » : trouves-tu qu’il y a trop de journalistes dans la presse jazz et pas assez de « voix » singulières ?
Il y a trop de journalistes partout, trop de rapporteurs. C’est une évidence qu’il n’y a pas assez de voix singulières dans la presse musicale, même si elles existent. Ce sont d’ailleurs elles qui font avancer les choses, osent écrire tout à coup à côté de ce qu’on attendait justement d’elles, se refusent à servir la soupe, pour faire vite. Et puis, parfois même, imposent un style d’écriture qui change aussi de la dépêche platement retranscrite du dossier de presse — ces exceptions ont surtout touché le milieu de la critique rock, ceci dit. De mon côté, j’envisage davantage l’écriture de chroniques de disques comme un des pans de ma pratique musicale : à côté de ma pratique de musicien, je fais ce travail d’écoute, de « réflexion » et puis d’écriture, qui enrichit ma connaissance en la matière et, par conséquent, ma façon d’aborder la musique aussi sans doute en tant que musicien, enfin, j’espère en tout cas que tout ça se tient comme ça…
Est-ce que certains critiques musicaux ont eu une importance capitale dans ta démarche personnelle ?
Pour dire la vérité, non, pas vraiment. Si par le passé j’en ai lu beaucoup, je lis aujourd’hui très peu de chroniques de disques, et lorsque ça m’arrive, c’est simplement par curiosité : pour aller voir ce qu’un autre que moi a pensé d’un disque que j’ai pu défendre ou non. Et puis, il faut voir les choix qui sont faits par les journalistes, souvent aussi incompréhensibles qu’injustes. Ceci dit, je devrais peut-être différencier ici les journalistes de la presse disponible dans le commerce et les Relais H des papiers que publient maintenant certains blogs. Là, bien sûr, la donne n’est pas la même, les choix qui seront faits seront plus éclairés : alors, s’il m’arrive de lire un de ces articles, je me ferais une idée non pas à partir du fond de celui-ci mais de sa forme, de la qualité d’écriture. D’ailleurs, pour ce qui est de mes possibles influences, elles auraient plus à voir avec les mots d’Apollinaire lorsqu’il signait ses comptes-rendus d’expositions d’art plastique ou dans l’Histoire de l’art d’Elie Faure : l’un et l’autre avaient leurs façons particulières de parler des oeuvres, des cultures et civilisations. Un flou artistique existe là, à mille lieux de l’information à tout prix, la description robotisée. Faire entrer un peu de flou existentiel dans le domaine critique — ce que certains philosophes ou sociologues ont pu faire, aussi — est une idée qui me plaît, même s’il serait inimaginable d’en faire un dogme.
Dans ton ouvrage sur Morton Feldman, qui est une sorte d’essai en même temps qu’une proposition littéraire très singulière, succession de courts chapitres autour d’une pièce de piano (For Bunita Marcus), j’ai le sentiment que tu as justement cherché à faire « entrer un peu de flou existentiel », davantage en tout cas que dans Giant Steps, censé, je l’imagine, toucher un plus large auditoire, pas forcément grand connaisseur de jazz d’ailleurs…
Lorsque j’ai commencé l’écriture de For Bunita Marcus, je venais d’en terminer avec celle d’Eric Dolphy. Ecrire le portrait de Dolphy a nécessité évidemment beaucoup de travail, notamment de recherches et de vérifications de dates, d’informations, etc. For Bunita Marcus a été en quelque sorte une récréation qui m’a permis de me laisser aller à l’évocation d’une pièce de musique que j’ai écoutée des dizaines et des dizaines de fois sans me soucier d’autre chose que des mots et de leur rythme. J’avais dans l’idée d’évoquer la version de cette pièce par la pianiste suisse Hildegard Kleeb (le disque vient d’ailleurs d’être réédité) en respectant son allure, en faisant aussi toute confiance à l’indéterminé, et j’ai eu l’impression que le livre s’est formé de lui-même. Il ne contient pas seulement des descriptions, mais parle aussi de voyages, d’arts plastiques, et parfois quelques détails de la vie de Feldman y font surface. Je crois qu’en définitive, sa forme est assez floue, aussi… Pour ce qui est de Giant Steps, c’est à l’éditeur qu’il faudrait poser la question de son but, mais j’imagine que pour lui il y a de ça, oui, toucher un large auditoire, forcément. Ceci étant, je n’ai pas écrit ce livre à pensant à ce large auditoire possible, je me suis mis à l’exercice qu’est l’écriture d’une anthologie avec une idée en tête, qui voudrait que le lecteur qui n’y connaît rien en jazz et voudrait s’y ouvrir n’est pas plus ignorant dans le domaine qu’un abonné à Jazzman. Ce que je veux dire par là, c’est que tout le monde ne vient pas au « jazz » par l’écoute de Chick Corea, Brad Meldhau ou John McLaughlin, pour se contenter ensuite d’avaler sans rechigner tout ce qu’on pourra leur offrir en variété jazz. Certains arrivent au jazz par le free, d’autres encore par l’écoute d’Ascenseur pour l’échafaud, etc, et je ne vois pas en quoi un livre qui leur conseillerait d’aller écouter un disque de Joe McPhee plutôt qu’un énième disque de Keith Jarrett sous prétexte qu’il est encensé partout les détournerait soudain du jazz, au contraire. Dans le même temps, j’ai aussi pensé à écrire pour des lecteurs qui s’y connaîtraient déjà un peu, et même plus que ça, bref, à signer un livre qui aurait pu m’intéresser si je n’en avais pas été l’auteur. Je suis bien obligé de dire que je crois en connaître un peu, et c’est bien la moindre des choses, dans le domaine, je ne vais pas te raconter que j’étais au fait de chacun des détails des 100 biographies que renferment Giant Steps avant de l’écrire. Et puis, la sélection de disques est évidemment importante dans ce genre d’anthologie, elle apporte encore un autre niveau de lecture, et un spécialiste ultime qui connaîtrait aussi bien les parcours de Fats Waller, Gil Evans ou Gerry Mulligan, que ceux de Mal Waldron, Cecil Taylor ou Ornette Coleman, trouverait sans doute à réagir à la lecture de la sélection, que ce soit en mal ou en bien… C’est d’ailleurs sans doute ce qui attire le plus dans ce genre d’anthologie, le lecteur compare ses préférences à celles de l’auteur…
Beaucoup d’albums chroniqués sur ton blog n’ont pas droit de cité dans Jazz magazine ou Jazzman mais, à l’inverse, tu chroniques peu d’albums dit « mainstream ». Le fait de se différencier ne passe donc pas seulement par l’écriture, mais aussi par le choix des objets à traiter, voire par une certaine radicalité, en ce sens que tu peux donner l’impression d’écrire essentiellement pour des convertis, sans concession aucune pour une musique dite plus populaire et l’auditoire qui lui correspond. Est-ce que cette sorte d’acte de résistance au tout venant du jazz contemporain ne peut passer selon toi que par une forme de marginalisation et spécialisation ?
J’ignore ce que maintream signifie ici, tout comme celui de marginalisation à partir du moment où tu as décidé de publier des textes… Pour ce qui est du son du grisli, je crois que le mainstream est tout ce qui est plus « gros » que Jim O’Rourke ou Sonic Youth, je crois que ça laisse quand même une certaine marge de manoeuvre, qui n’interdirait d’ailleurs pas que j’écrive une chronique d’un groupe encore plus exposé si jamais je jugeais tout à coup son disque intéressant. Concernant le jazz, le mainstream imposé par les revues dont nous parlions va consister en de jeunes gens jouant du piano en basket ou de la musique new age ou de grandes figures du jazz, certes, mais qui n’ont rien inventé depuis plus de 20 ou 30 ans. Ces deux genres de musiciens de jazz là (pour faire vite : Jamie Cullum, Avishaï Cohen, Wayne Shorter ou Herbie Hancock), on les retrouvera aussi dans A Nous Paris ou Vibrations, leur suffisance débordera des simples magazines de jazz variété, alors pourquoi est-ce que je leur consacrerais en plus quelques lignes, même accusatrices, sur le son du grisli ou dans les Inrockuptibles ? J’y perdrais un temps que j’aurais pu mettre au profit d’un enregistrement plus confidentiel et beaucoup plus méritant. Après, parlons de radicalité si l’on veut : on te suppose radical, parce que chroniquer ce qui est déjà chroniqué partout, et donc imposé au tout venant par les médias influents, ne t’intéresse pas… Pendant ce temps qu’on te traite d’obtus, voire de sectaire, les quadras stupides applaudissent Chick Corea, les journalistes des revues spécialisées se regardent pousser le ventre en académie du jazz ou festivals d’été pour avoir passé leur brillante carrière à conseiller à leurs lecteurs d’écouter de la variété… Quitte à défendre un jazzman d’âge mûr, je préfère diriger mes efforts vers Andrew Cyrille ou Sonny Simmons. Pour ce qui est des plus jeunes musiciens, il s’agira d’autant plus d’efforts : si défendre le travail de Jean-Luc Guionnet plutôt que celui d’Erik Truffaz, est une preuve de « radicalité », alors ce terme aussi aura été dévoyé.
Il m’arrive souvent de lire la revue Revue & Corrigée, de goûter aux évidentes qualités d’analyse et à l’acuité de certaines plumes, mais reste que ce bonheur-là bute sur une ghettoïsation de la musique et un hermétisme problématique selon moi, comme si, sous peine de défendre une musique moins accessible (dans tous les sens du terme), il fallait absolument se réfugier dans le maquis de la confidentialité. C’est une pensée de clan où la haine de la caisse de résonance médiatique confine à un dogmatisme assez opposé, finalement, au partage, à l’échange, la générosité… Il n’y a plus de notion de pédagogie critique ici, juste des certitudes déclinées pour un lectorat que l’on devine déjà conquis. Ne penses-tu pas que le rôle d’un critique est aussi de faire circuler l’auditeur de musique(s) en musique(s) plutôt que de conforter ses goûts dans un camp retranché ?
Est-ce que le problème se situe vraiment là ? Est-ce que ce sont les critiques de Revue & Corrigée, par exemple, qu’il faut soupçonner d’hermétisme ? Chaque critique exprime ses propres goûts, par définition, plus ou moins sous couvert d’objectivité ; ensuite, des individualités de même nature se rapprochent en une publication capable de les satisfaire tous et cela constitue une forme de « ligne éditoriale ». C’est le problème de toute publication, de quelque genre qu’il soit : ses fidèles sont les lecteurs qui se reconnaissent dans ses choix ou sa façon de traiter telle ou telle information. S’abonner à un journal, c’est rarement soigner son ouverture d’esprit, mais au contraire adhérer à des idées, une façon de voir le monde ou une ligne éditoriale qui te convient, qu’elle soit politique, musicale ou je ne sais quoi. J’imagine que le lectorat de Revue & Corrigée est plus porté sur les musiques « exigeantes » que celui de Magic ou de Muziq, par exemple, et comme la rédaction de la première revue est moins niaise que les deux autres, alors on la soupçonnera d’être sectaire. Les rédacteurs traitent d’un disque qui entre forcément dans leurs centre d’intérêts, les lecteurs qui font preuve d’un peu de curiosité musicale lisent leurs critiques, et ensuite ? Si j’ouvre un jour Closer et que je tombe sur des photos de tel acteur ou telle actrice de série américaine dont j’ignore jusqu’à l’existence, est-ce que je vais soupçonner la rédaction de ce magazine d’hermétisme ? Encore une fois, une publication voit venir à elle des lecteurs auxquels elle est susceptible de parler, et sa rédaction ne peut pas éternellement penser au nouveau lecteur potentiel, à qui il serait bien d’expliquer plus en détail telle ou telle partie d’un article. Prenons l’exemple du son du grisli : j’y traite souvent d’Anthony Braxton, Joëlle Léandre ou Evan Parker, disons. A chaque nouvel article sur un de leurs disques, je ne vais pas redire leur parcours, leurs grandes collaborations, etc. C’est inenvisageable : Le son du grisli voit venir à lui des habitués et des personnes qui ont fait une recherche sur tel ou tel musicien, sans doute de temps en temps des novices, à qui je préconiserai d’aller lire la biographie de Braxton dans Giant Steps avant d’attaquer la chronique ! Blague à part, c’est donc la même chose pour Revue & Corrigée ou toute revue spécialisée, elle parle d’abord à des lecteurs qui s’y connaissent déjà un peu ou font montre de curiosité. Par contre, lorsque j’écris pour Les Inrockuptibles, il est évident qu’il me faut penser davantage au lecteur qui ne saurait rien de rien de mon sujet, que je présente alors dans les grandes lignes avant de dire quelques mots de son actualité. C’est un exercice différent, et agréable aussi, d’autant que la rubrique Musiques des Inrocks fait, pour le coup, preuve d’une ouverture d’esprit assez rare en ce moment, qui prône une diversité d’approche iconoclaste ; même s’il est de bon ton de s’en prendre à la revue au regard de ce qu’elle était à l’origine alors que personne ne s’offusque de la dérive éditoriale en matière de culture de Libération, par exemple…
Pour ce qui est de la « caisse de résonance médiatique », je doute que tel critique, s’il possède un rien d’intelligence, transforme son rapport difficile au fonctionnement de ce qu’on appelle « l’industrie musicale » en crédo anti-capitaliste qui déciderait tout à coup de la forme de ses jugements — en plus, ce serait oublier que beaucoup de musiciens évoluant « en marges » de l’industrie musicale se produisent grâce au mécénat institutionnel ou à des subventions que touchent tel ou tel festival, ce qui, constatons-le, n’est pas un gage d’indépendance d’esprit et de liberté aussi convaincant que cela, quelle que soit la qualité de leur musique. Bref, cette idée tient du fantasme tout comme celle d’un grand-partage musical qui serait véritablement éclairé : faire circuler les lecteurs « de musique(s) en musique(s) », pour reprendre ta formule, ne signifierait pas moins que les choix faits soient tout aussi exigeants dans chacun des styles abordés. Pour revenir au son du grisli, le jazz y est traité, mais aussi l’improvisation, la musique électroacoustique ou expérimentale : dans tous ces domaines, on trouve aussi des abus et des usurpateurs, il s’agit simplement de ne pas se laisser avoir par le cachet « expérimental » apposé maintenant sur beaucoup de disques.
Un musicien joue pour être écouté, tout comme un critique écrit pour être lu… Cela est certes une lapalissade, mais il fait bon de le redire parfois tant j’ai le sentiment que certains à qui on-ne-la-fait-pas entretiennent un bastion uniquement dévolu à l’exigence musicale, forcément recouverte d’une aura de qualité, voire pourquoi pas de supériorité, quand tout ce qui relève du commercial, du populaire semble immédiatement suspect, quand la moindre esquisse de mélodie est automatiquement taxée de sentimentalisme. Que je me fasse bien comprendre : il ne s’agit pas ici de stigmatiser la spécialisation d’une certaine presse, de webzines ou de blogs dans le domaine des musiques expérimentales ou, pour aller vite, moins accessibles pour le quidam, démarche tout à fait louable lorsqu’elle s’inscrit dans une perspective plus vaste et transversale de dialogue(s) avec d’autres genres musicaux ou arts (je pense notamment au travail remarquable de la revue Mouvement), mais de pointer une dérive possible, celle, exclusive, qui se fonde sur le rejet. Rejet dès lors que la pensée critique, loin de faire montre de curiosité, abhorre tout ce qui ne rentre pas dans son champ de prédilection (défini contre plutôt qu’à côté de ceux existant déjà), réduit d’autant plus ce champ et la possibilité pour les autres d’y accéder qu’elle veut s’ériger maîtresse en la matière. Au-delà, il y a cette ineptie, que l’on observe dans bien des domaines (philosophie, cinéma, littérature…), qui consiste à croire qu’un cercle d’aficionados garantit des écarts du consensus (il le déplace plutôt du commun au confidentiel), qu’il ouvre forcément sur une forme de contre-pouvoir et de liberté. Tu évoquais tout à l’heure Apollinaire ou certains philosophes, sans doute comme Barthes, mais ces derniers se situaient justement aux antipodes d’une pensée de clan, piochant leurs objets d’étude partout, discourant sans distinction, cela avec la même pertinence et un identique souci de lisibilité. Voilà des plumes qui pouvaient rendre intelligent tout le monde…
Ce que tu constates dans la première partie de ta question ne toucherait pas que les critiques, mais aussi le public. Evidemment qu’il y a des snobismes idiots, des personnes satisfaites de leurs goûts tellement originaux en matière de musique, même si parfois elles se contentent d’en faire seulement état sans jamais écouter le moindre disque, que peut-on y faire ? De mon côté, je pense quand même à la nécessité d’une « presse » spécialisée car c’est par elle que les choses avancent à mon avis, et je crois que Le son du grisli répond à ton voeu de refus de toute pensée de clan : je n’ai rien contre la mélodie, mes propres disques en sont pleins, tandis que je suis un grand amateur d’improvisation libre ou de musique plus ou moins indéterminée… Par ailleurs, je ne crois pas à ta théorie d’une « critique du rejet », pour moi il y a davantage de passionnés et de lecteurs curieux, avec parfois leurs défauts de femmes et d’hommes, que de profiteurs jaloux enfermés dans leur tour d’ivoire. Je crois que pour aborder et en apprendre sur des musiques dites « plus difficiles d’accès », il faut surtout que le lecteur laisse de côté ses a priori et, encore davantage, tout ce qu’il pourrait trimbaler de complexes d’infériorité vis-à-vis des gens « qui savent » ou « qui font ». Dans l’avant-propos à Giant Steps, je redis ce que j’avais déjà écrit dans Eric Dolphy : « rien ne vaut l’écoute ». Ce qui ne prêche pas pour ma paroisse de critique mais a, je crois, le mérite de souligner l’essentiel : c’est à l’auditeur de se faire sa propre idée sur telle ou telle musique — d’autant que les moyens ne manquent plus –, qu’importe que le conseil lui ait été apporté par la lecture d’un ouvrage généraliste tel que Giant Steps ou celle de je ne sais quelle critique signée d’un amateur qui n’applaudirait seulement qu’à l’écoute de disques confidentiels. Dans les deux cas, les auditeurs réagiront à la musique à leurs manières, en mal ou en bien, l’important est, je pense, qu’on leur donne la possibilité d’arriver à ces musiques que les journalistes moins au fait ont aussi tout intérêt à définir de « difficiles ». Pour ce qui est de « rendre intelligent tout le monde », c’est quand même du travail…
– Les ouvrages de Guillaume Belhomme :
Eric Dolphy (Le Mot et le Reste, 2008)
Morton Feldman/For Bunita Marcus (Le Mot et le Reste, 2008)
Giant Steps, jazz en 100 figures (Le Mot et le Reste, 2009)
– Le site du son du grisli
– La page MySpace de Gypsophile, le groupe dans lequel officie Guillaume Belhomme
– A lire également :
Paroles de critique : Richard Robert
Paroles de critique : Philippe Robert