Suite et avant-dernière partie de notre panorama contemporain et non exhaustif de quelques brillants élèves et maîtres à jouer de la guitare acoustique : Brad Barr, Chris Forsyth, Cian Nugent, Eric Carbonara…
Uniquement consacré à des premiers albums, ce troisième volet met en avant des jeunes guitaristes très prometteurs et d’autres musiciens plus confirmés qui, désireux d’opérer une rupture dans leur discographie, ont trouvé dans l’exercice du solo un moyen de se ressourcer, voire de se réinventer.
Brad Barr – The Fall Apartment (Tompkins Square – 2008)
Passé de l’électricité pop-rock du groupe The Slip à l’acoustique en solitaire, le guitariste Brad Barr dévoile sur ce premier essai signé chez l’incontournable label new-yorkais Tompkins Square une sensibilité musicale à fleur de cordes. Le titre de l’album — The Fall Apartment — délimite ouvertement un espace intime et un temps recueilli que le musicien n’aura de cesse de visiter et d’imprégner de sa présence, au gré d’une inspiration oscillant entre compositions originales introspectives et covers épurées qui suffisent, à elles seules, à souligner sa largeur d’esprit comme sa forte personnalité (“Maria La O” du cubain Ernesto Lecuona, « Heart Shaped Box » de Kurt Cobain, “Gin Gin” du Trio Ferret). De la ballade parcourue d’une douce mélancolie baroque (“Sarah Through the Wall”, “Still Shiver”, “Newst Flurries”) au blues d’obédience africaine (“Bouba’s Bounce”), en passant par un ambient rock bricolé (“Do I Have to Understand That ?” sur lequel le musicien joue de la guitare électrique) et quelques autres divagations instrumentales bien senties (notamment le lancinant et hanté “War”, livré aux contingences naturelles environnantes — pluie, vent, crépitements, orage), Brad Barr semble guidé davantage par ses sensations du moment, et les émotions que font naître dans l’instant son rapport esseulé à l’instrument, plutôt que par le besoin démonstratif d’en imposer à quiconque. Malgré la diversité des approches et des climats sonores proposés, prédomine sur The Fall Apartment un sentiment de grande fluidité et de poésie spontanée, comme si le guitariste feuilletait les pages de son journal intime, ouvrant au passage les tiroirs de l’enfance ou laissant filer sous ses doigts quelques regrets (amoureux). À même sa demeure, cet Apartment musical ouvert aux quatre vents, le guitariste mêle ainsi souvenirs sentimentaux et échappées belles, y projette des éclats de vie et de (petite) mort. FF
– Le site de Tompkins Square
– La page MySpace de Brad Barr
– En écoute : « Maria La O »
Chris Forsyth – Live Journal at the Mice Machine VIP Dance Floor (Inunabulum/Orkhêstra – 2008)
Signé sur le label Inunabulum de Jozef Van Wissem (cf. le premier volet de notre dossier), Chris Forsyth est depuis une bonne dizaine d’années un activiste renommé de la scène avant-gardiste brooklynoise, surtout réputé pour ses talents d’expérimentateur tous azimuts (on l’a notamment entendu au sein des groupes PSI ou Soft History, aux côtés de Tetuzi Akiyama, d’Ernesto Diaz-Infante, de Burkhard Beins ou encore Nate Wooley). Live Journal at the Mice Machine VIP Dance Floor constitue une petite révolution dans le parcours discographique du guitariste, puisque non seulement il fait office de premier album solo quasi acoustique, mais il atteste en outre d’une aptitude mélodique rarement exposée de la sorte — de façon aussi frontale s’entend. À la douze-cordes, Forsyth opte en effet pour une folk pastorale dépouillée, volontiers minimaliste et répétitive (“Mandala”, “Contrarian’s Lament”, deux compositions à la beauté affable), parfois discrètement rehaussée de touches percussives ou enregistrée sur plusieurs pistes de sorte à décupler les différents arpèges et sonorités de la guitare. Ce procédé de superposition et de tissage est convoqué notamment sur “Anxious” et “Bones”, les deux morceaux qui ouvrent et ferment respectivement l’album, objet d’un entrelacs sonore vertigineux. Une esthétique singulière qui trouve un équivalent visuel sur la pochette du disque : une oeuvre de la plasticienne Anne Polashenski, adepte de patterns en tissu où la figure humaine est dissimulée sous une grande variété de motifs symboliques et culturels, qui colle parfaitement aux compositions de Forsyth, toutes imprégnées de réminiscences d’americana et autres métissages sonores, et dont on devine qu’elles participent également, en filigrane, d’un autoportrait bigarré du musicien. Aux antipodes de certaines abstractions qu’affectionne habituellement le guitariste, Live Journal at the Mice Machine VIP Dance Floor donne ainsi à entendre une musique sensorielle et recueillie (excepté sur le plus emporté “Absurdly Beautiful Kinetics”, démarré tambour battant avant un ralentissement notable de la cadence à mi-parcours), une sorte de reflet musical sensible d’un musicien qui s’abandonne à la simplicité honorable d’un picking sans âge. FF
– Le site de Chris Forsyth
– Le site de Orkhêstra
– En écoute : « Bones »
Cian Nugent – Childhood, Christian Lies & Slaughter (Bvhaast/Orkhêstra – 2008)
Lorsque l’Irlandais Cian Nugent se présente seul sur la scène du Seomra Spraoi (Berlin), le 9 novembre 2007, il est alors à peine âgé de 19 ans. Childhood, Christian Lies & Slaughter constitue la trace discographique, en huit morceaux et un peu plus de 30 minutes, du mémorable set de ce prodige. Précocité allant souvent de pair avec « sous influence », on ne saura donc pas surpris ici d’entendre entre les cordes (pincées) John Fahey (période Takoma) et Bert Jansh, lequel se voit d’ailleurs attribué un subtil hommage à travers une version étonnante du traditionnel “The Wagoner’s Lad” immortalisé naguère par le guitariste écossais en compagnie de John Renbourn. C’est que fidèle à l’esprit de ses mentors, Cian Nugent ne se complait pas pour autant dans un exercice de pur mimétisme appliqué, au demeurant aussi ennuyeux que stérile. Au contraire, la richesse mélodique de son phrasé et sa tenue rythmique à la six-cordes l’imposent d’emblée comme un musicien naturellement singulier, capable d’exprimer avec peu de notes et une justesse des plus appréciables une pensée musicale à la fois modeste et ambitieuse. Sa façon de jouer avec les silences, de placer de subtils décrochages et changements de tempo au sein des compositions (il montre même un penchant pour la déconstruction harmonique qui n’est pas sans rappeler, comme chez Jozef Van Wissem, Derek Bailey), de combiner des arpèges complexes et diverses orientations stylistiques (folk, blues, raga, musique tsigane s’invitent sans ambages) témoigne d’une dextérité sans faille alliée à une fervente musicalité. Lisible dans ses intentions d’honorer un passé choyé, le jeune dublinois impressionne certes par sa maturité (impossible, sans le savoir, de deviner l’âge du guitariste à l’écoute du disque), mais emporte surtout l’enthousiasme en raison des qualités intrinsèques de sa musique. Un guitariste plus que prometteur, donc, dont l’univers méditatif et obstiné évoque, par instants, celui des premiers albums de James Blackshaw. FF
– Le site de Orkhêstra
– La page MySpace de Cian Nugent
– En écoute : « Abyssal Plain »
Eric Carbonara – Exodus Bulldornadius (Locus – 2008)
À l’instar de Cian Nugent, Eric Carbonara fait figure de surdoué de la guitare acoustique, sans que la virtuosité ne l’emporte toutefois sur la teneur du propos musical. Né à Philadelphie, ce musicien adepte d’électro-acoustique, qui possède aussi dans ses bagages un diplôme professionnel d’ingénieur du son, a étudié la musique indienne puis s’est intéressé en dilettante à la musique baroque, tzigane, africaine et au flamenco. Autant d’axes stylistiques entendus sur les sept morceaux du palpitant Exodus Bulldornadius, dont le titre indique bien l’aspect délocalisé de cette oeuvre plurielle située au confluent de diverses inspirations musicales et géographiques. Cependant, point d’exotisme toc dans la démarche de Carbonara qui semble plutôt à la recherche d’un langage syncrétique, voire transversal, dépourvu de poncif en tous genres. En ce sens, le picking à la six-cordes, plus ou moins sec et appuyé, confine en un voyage sonore subtilement contrasté et décloisonné qui voit, lors de compositions étirées (six minutes en moyenne), le timbre de la guitare évoluer du grave à l’aigu et, de fait, l’instrument boisé se métamorphoser, dérivant parfois vers les sonorités d’un oud. Une passionnante exploration qui épouse la mesure d’une quête patiente où Carbonara prend soin d’asseoir ses bases tout en questionnant la musique en train de se jouer sous ses doigts agiles. Même s’il s’abandonne parfois à des arpèges plus nerveux, comme lors de l’impressionnant “Dead Tress in the Life of Speed” sur lequel il laisse subitement libre cours à un déchaînement de forces libératrices, le guitariste avance moins des certitudes qu’il ne semble disséminer des possibles et arpenter des territoires foisonnants à l’aune de mélodies nomades qui font office d’éclaireuses dans les méandres de ses compositions. Toujours se perdre sans ne jamais perdre l’auditeur, tel pourrait se résumer, en l’état, l’audacieux et pertinent projet d’Eric Carbonara. FF
– Le site de Eric Carbonara
– Sa page MySpace
– En écoute : « Caravan of the New Thorn »
– À lire :
Les nouveaux as du picking (1), (2), (4)
à suivre…