Hope Sandoval est de retour pour une nouvelle promenade feutrée et funambule. Aux esprits critiques n’y entendant que du vide, on répliquera que l’ennui peut être une vertu, une beauté aux yeux mi clos. Ou comment élever le somnambulisme au rang d’art de l’abandon.
Le trouble amoureux ne s’explique pas. Tout au plus pourra-t-on murmurer — fébrile, maladroit — les motifs du trouble, de la fascination subjective. Face à nous, le sceptique saura se montrer compatissant. Mais au final, devant nos mirettes étincelantes, l’autre — l’ami, le traître — lâchera un cinglant « ouais, bof, non, vraiment, pour moi ça ne prend pas ». Le nouvel album d’Hope Sandoval & the Warm Inventions est de ceux qui divisent l’auditoire : les âmes damnées une nouvelle fois captées dans les filets de la belle, contre les cœurs de pierre restant insensibles à ses charmes voluptueux. Through the Devil Softly serait ainsi soporifique, d’un ennui abyssal, monotone et paresseux. Une sentence définitive renvoyant la brunette prêtresse dans les limbes où errent les spectres tourmentés.
Bien, oui, peut-être ; mais non. Une seule raison peut annihiler ces critiques : Hope s’en fout, assurément, oui, depuis San Francisco où elle réside, Hope s’en balance. Elle s’en fout comme de sa première moue (certainement apparue au berceau). Depuis son dernier album, Hope n’a pas attendu huit années pour s’entendre dire « c’est tout ? c’est mou ! c’est rien ! »
Hope est comme les vagues de l’océan qu’elle aime tant (et qu’on entend en fin d’album, enveloppant le lointain “Satellite”) ; elle arrive puis se retire, laissant quelques sédiments d’un autre âge sur le sable. L’époque et le reste n’ont aucune prise sur sa musique. Elle qui se produit souvent dans l’obscurité, elle qui ne lâche que quelques mots lors des rares entretiens qu’elle consent à donner, elle qui n’offre même plus sur la pochette son joli minois (ici, juste un bras, la main semblant lâcher une boule de lumière, trou béant au milieu des ténèbres). Même si elle n’en a pas besoin, car de son offrande Hope ne demande rien en retour, on a envie de défendre son geste doux et glorieux, sa posture d’artiste libérée des contingences du système.
L’écoute répétée de cette collection de perles nacrées révèle à la fois l’homogénéité de l’ensemble et les nuances travaillées de chaque morceau. L’harmonie tient à l’économie de moyens mis en œuvre pour tisser le canevas sonore des chansons. Les nuances s’appuient sur la diversité, luxuriante et discrète, de ces mêmes arrangements. A la base de ces édifices feutrés est la voix d’Hope, expressive sans jamais peser. Ce timbre saisissant fut au cœur des volutes opiacées de Mazzy Star, mené par le mage David Roback (trois albums essentiels entre 90 et 96). Il offrit à Hope ses étoffes les plus barrées et torrides. Pour quelques titres, The Jesus & Mary Chain (“Sometimes Always” en 94 et “Perfume” en 98) et The Chemical Brothers (le fameux et fumeux “Asleep from Day”, en 99) l’entourèrent aussi d’attentions et de nuages. Hope Sandoval s’associa ensuite à Colm O CÃosóig, batteur évadé de la cuve à mercure My Bloody Valentine ; en 2001, de leur union musicale naquit The Warm Inventions et un premier album fascinant, Bavarian Fruit Bread. Hope sembla alors regagner la terre ferme, mais son poids plume fit que, même en habits folk, elle continuait à flotter. Des morceaux comme “Suzanne” ou “On the Low” agissent toujours comme des climax en apnée.
Aujourd’hui, Through the Devil Softly allège plus encore la formule magique, dosant par pincées chaque ingrédient. Ainsi Hope réapparaît nue en son royaume. Et ce nouvel album émerge comme sculpté par un long voyage, patiné par les courants marins. Un coquillage duquel s’échappent des échos atmosphériques (trois titres sont mixés en compagnie de Jim Putnam, leader d’autres californiens envapés, Radar Bros., auteurs en treize ans de cinq albums voltigeurs).
“Blanchard” est un magnifique morceau d’ouverture, glissant sur les flots de guitares, électrique et acoustique, avant que piano et batterie ne viennent délicatement appuyer là où ça fait mal, là où ça fait du bien. La voix de Hope Sandoval demeure inchangée, caresse solaire brûlante à la frontière mexicaine. Chaque titre se terminera comme si c’était le dernier — comprendre le dernier souffle d’une vie. Musique léthargique, chansons létales. Ainsi, Through the Devil Softly tendra constamment vers l’épure, au plus près des os fins de la fée fêlée. Et chaque nouvelle chanson sonnera comme une renaissance, une éclosion.
Le délicat “Wild Roses” voit l’apparition d’un harmonica du bout des lèvres effleuré. “For the Rest of your Life” retrouve les chemins noueux de Mazzy Star, traversée du désert sous un cagnard plombant, avec des gouttes de xylophone en mirage d’eau alors que les zébrures de guitares nous brûlent le regard. “Lady Jessica and James” revêt les habits d’un conte ancien ; la voix d’Hope se fait cathédrale, la trame mélodique ne tient qu’à un fil, d’or et de sang. Soie acoustique prolongée par “Sets the Blaze”, brume frissonnante dramatisée par un soupçon de violon. “Thinking Like That” poursuit la route majestueusement. La nouvelle apparition du violon, déchirant comme un abandon, pourra faire chialer ceux qui se sentent largués.
Qui a dit que ces chansons manquaient d’assise mélodique ? Elles sont écrites et jouées par des doigts fins ; tant pis pour ceux qui ne voient que les grosses ficelles. Durant cinq minutes, “There’s a Willow” tutoie l’absence, frôle l’effacement, l’ensevelissement dans les sables mouvants. Guitares et harmonica se marient sur fond de percussions mi feu mi caillou. On suit Hope les yeux fermés, pris dans un songe sans fin. “Trouble” est de ces morceaux que l’on croit avoir entendu cent fois ; peut-être, mais ce massage sandovalien empruntant un sentier lynchien est ici inédit. “Fall Aside” nous ramène au cœur d’une hacienda ; torpeur torpeur torpeur … « encore l’heure de la sieste », diront les moqueurs. Mais le sommeil n’a jamais été accablant, et dans les bras de Hope, sombrer relève du rêve.
“Blue Bird” se déploie ensuite, porté par un chœur soul amoureux. On y revient et, finalement, il n’y a que ça au sein de cet album, un sentiment d’amour perdu, ou peut-être à naître. « Let me go » chante Hope ; et c’est donc l’océan qui la prend et l’emporte sur “Satellite”. Peut-être la reverra-t-on dans huit ans, ou avant (Mazzy Star serait à nouveau sur les rails). Qu’importe, Hope suit son chemin sans boussole, et face au ressac, fracasse les récifs de sa voix unique. Faisant corps avec l’insaisissable sirène, nous prenons un malin plaisir à jouer l’avocat du diable.
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