Comptant à son endroit autant de fidèles laudateurs, qui entretiennent à loisir le mythe du génie inaltérable, que de féroces contempteurs, pour qui le génie ne saurait échapper à la stricte confidentialité des marges, Keith Jarrett, on le sait, partage son auditoire. Pourtant, au grand dam des uns et des autres, le musicien enchaîne sans sourciller les albums à un rythme allègre, sans vraiment se préoccuper du quand dira-t-on. Des albums parfois dispensables et d’autres fois exceptionnels, à l’instar de ce copieux Testament décliné en trois volumes. Enregistrés sur scène à Paris (le 26 novembre 2008, à la Salle Pleyel) et à Londres (le 1er décembre 2008, au Royal Festival Hall), ces deux concerts mémorables font suite à un événement traumatisant dans la vie affective du musicien : le départ de sa seconde épouse, Rose Anne. Se raccrochant alors à la musique comme à des branches pour ne pas sombrer davantage dans l’abîme ouvert sous ses pieds, épuisé, vulnérable, Keith Jarrett trouve dans le solo la matière même à conjurer son isolement, à lui donner sinon un sens, du moins une perspective vitale. Chercher une forme d’être, coûte que coûte, défier la mort au travail, en dévier l’arrogante violence, mesurer la fragilité des choses périssables : Testament est à entendre comme un geste expressif de survie (« jouer pour survivre » confie sans fard le pianiste dans les notes poignantes du livret), une oraison funèbre faite à des bribes de soi-même. Uniquement décomposés en parties, sans titres assignables, les morceaux improvisés se détachent comme des parcelles de temps prélevées à l’éternité, comme les multiples facettes d’un portrait altéré de l’artiste esseulé. Tantôt tonal ou atonal, mélodique ou abstrait, rythmé ou ralenti, le dessin musical ainsi déployé procède par éclairs et éclats, questionnements et figures baroques, dissipe tout sentimentalisme au profit d’un pathos dépourvu de grandiloquence. Pour revenir in fine, encore et encore, au silence et à l’obscurité du bord de scène. Un chef-d’oeuvre crépusculaire.
– Le site de ECM
– En écoute : « Paris, Part III »