Avec Funeral, Arcade Fire montait au front. Avec Neon Bible, il devenait sombre et ésotérique. Après The Suburbs, qu’en est-il ?


Placé sur un piédestal depuis 2004, Arcade Fire semble naviguer depuis au-dessus de la mêlée, avec tous les atours et l’effervescence qui accompagnent un groupe-culte. A Funeral, déluge mélodique, assurément l’un des albums-charnières de ce millénaire (il suffit d’en lister les héritiers), avait succédé le très sombre et sentencieux Neon Bible. Monolithe décevant, voire plombant à la découverte, miraculeux à l’usage. C’est pourquoi, à l’heure de chroniquer The Suburbs, même si le recul est déjà conséquent, il y a de quoi être pris de remords. Ces mots couchés dans quelques jours, quelques semaines, n’auront plus rien à voir avec ce que nous inspire ce nouvel opus.

Après ces deux coups de maître successifs, la bande à Win Butler et Régine Chassagne est toujours attendue au coin du bois, y compris par une nuée d’anti pressés de démontrer qu’Arcade Fire enfonce de manière trop récurrente les mêmes leviers. Mais versé dans les bacs mainstream, ce troisième album marque une rupture, tant souhaitée par les montréalais eux-mêmes. Plus de musique pour la musique, pour le fun, pour la forme, et moins pour le fond. Jouer pour soi, jouer pour nous, un peu moins pour l’ « Histoire » et le miroir.

Neon Bible laissait une impression de lourdeur, de mal-être, un album noir de jais, poseur, où Win Butler et ses acolytes semblaient porter seuls sur leurs épaules toute l’absurdité du monde. La bible pour la rédemption, la musique comme vecteur. Finie cette époque, The Suburbs, aux dires du groupe, marque le retour à la légèreté, une bouffée d’oxygène dans un monde à la violence plus affirmée. Les orgues ont laissé place à des pianos plus fins, les choeurs apocalyptiques sont moins présents (hormis “Rococo”, formidable défouloir)…

Même dénudés, les Canadiens n’en restent pas moins des orfèvres. Comme d’habitude, chaque note semble avoir fait l’objet d’un colloque interminable pour être à la juste place. C’est en tout cas l’impression laissée par l’entame (titre éponyme), épatant morceau pop… Tout paraît simple, tout paraît lisse, mais tout y est complexe.

Et l’on découvre ensuite un album à facettes, propulsé par la déferlante “Ready to Start”, portant bien son nom. Taillé pour la scène, le titre, qui renvoie quelque peu à “No Cars Go” (leur meilleur morceau ?), sonne comme une seconde porte d’entrée et donne la tendance d’une multiplicité, d’une abondance. Arcade Fire balaie la musique de ses influences. On jette un regard dans le rétro, à la rencontre de Neil Young, des Pixies, de Bruce Springsteen, des Smiths, Echo & The Bunnymen… Si “Rococo” semble resservir les plats (merveilleux, il est vrai) d’un “Wake Up”, “Modern Man”, asymétrique mais lancinant, est un chef-d’oeuvre issu du siècle dernier.

Quatre morceaux qui vous lancent un album et qui permettent déjà de s’appesantir sur son sens. Des “Neighborhoods” (voisinage) de Funeral aux Suburbs (banlieue), Arcade Fire fait état ici de son attachement à la banlieue (les frères Butler ont vécu dans celle de Houston), dans son acception nord-américaine. Tout au long de l’album, les Quebécois tiennent leur ligne de conduite, auraient pu signer un « musical », un « Starmania » de banlieue, un « Notre-Dame de Paris » taillé dans les lignes droites et épurées, dans les gazons bien tondus de ces faubourgs yankees. Ces îlots de tranquillité, alignements mathématiques et sans saveur, diligentés par l’ennui. Bien loin de l’image renvoyée par les banlieues de nos contrées, Arcade Fire fantasme sur ces Suburbs, là où les gens dorment, là où les gens rêvent, là où ils ne vivent pas, ou à peine. Des villes géantes sans coeur, sans âme et sans goût.

Théâtre choisi pour illustrer les propos du groupe. Et ceux-ci ont peu changé et n’ont pas flétri : tout un chacun face à l’anxiété, face à la monstruosité d’un monde moderne étouffant et dépersonnalisant. La jeunesse évadée, l’homme vidé de sa substance ne valent plus rien et attendent une “Surburban War”, comme le chante Butler dans la magistrale ouverture (le titre également de la piste 9). Le “Modern Man” d’Arcade Fire pourrait être remarquablement résumé par une punchline du groupe de hip-hop franchouillard Le Puzzle sur son titre “L’homme moderne” : « Je fuis l’amour, je fuis la haine, je fuis les conflits, J’ai si peur de frôler la mort que je ne fais que frôler la vie. »

Arcade Fire, de son côté, chevauche sur “Empty Room”, avec Régine au chant et une nuée de violons orchestrée par Owen Pallett. S’ensuivront une douceur onirique (“Half Light I”), des poussières de New Wave (“Half Light II”), des balades (“Surburban War”, “Wasted Hours”) que n’auraient pas reniées Eddie Vedder ou Neil Young, du Arcade Fire pur jus, pur Butler (“Deep Blue”, “We Used to Wait”)… Avant la clôture (une version inachevée et susurrée de The Suburbs), Régine Chassagne se déguise en Blondie sur “Sprawl II”. Assez déroutant.

The Suburbs se montre, au final, assez inégal, en tout cas plus que ses prédécesseurs (« City With No Children » sans génie, “Mont Of May”, un peu Face B, mais surtout une grande variété de styles). Mais il éblouit par quelques titres qui resteront imprimés, séduit par des petites fissures qui le rendent plus beau, plus humain. Des fissures qui se feront jour peu à peu et qui placeront cet opus au sommet de l’oeuvre d’Arcade Fire. Car The Suburbs n’est pas aussi linéaire qu’il veut bien le dire, pas aussi droit et carré que sa toile de fond. Il est multiple, il est nerveux, il est endormi, il part vite, il s’attarde, il s’excite, il s’arrête puis il s’envole. The Suburbs, c’est vraiment eux. En 2004, Arcade Fire partait bille en tête rénover les fondements du rock lyrique. En 2010, les têtes brûlées sont passées à la moulinette de la maturité. Groupe grandi, Arcade Fire nous prouve surtout qu’il est, pour de bon, un grand groupe.

– Site officiel

– A écouter : « We Used To Wait »