Durer sans pâlir, telle semble être la tâche impartie à Deerhunter à l’aune de son quatrième album. Sauvage et toujours écorché, le groupe se déleste pourtant cette fois de ses charges explosives afin d’encore mieux rejoindre les cimes.


Après avoir rompu la communication pendant près de deux ans, laissant derrière eux, pour toute consolation, un double album mirifique à se repasser sans cesse — Microcastle / Weird Era Continued –, voici enfin le nouvel effort en date de Deerhunter, bande de gamins précieux sachant tisser comme personne des mélodies tendues, enduites de fuzz et de réverbe, entretenant un lien étroit avec les climax fiévreux du mouvement shoegaze. Une musique autiste dont certains esprits moqueurs avaient pris l’habitude de railler les tics et les attitudes, reprochant parfois à leurs auteurs de loucher un peu trop sur leurs chaussures (ou leur nombril).

Avec bonheur, les berceuses vaporeuses du groupe d’Atlanta — emmené par le petit prince méditatif Bradford Cox, revenu des escapades solo d’Atlas Sound — se retrouvent une nouvelle fois, sur Halcyon Digest, aussi éclatantes que sur leur précédent disque. Une matrice palpitante, véritable foyer réprimant en son sein déluges noisy et séismes vibrants, qui s’embrasent à tour de rôle en autant de points cardinaux, maculant l’atmosphère de mille constellations étincelantes.
Sur ce dernier album, la musique aquatique de Deerhunter passe de l’état liquide à l’état gazeux et forme, lors de cette sublimation, une couche épaisse de buée opaque qui obstrue la visibilité et annihile les sens.

Les envolées de guitares confondues que l’on pouvait trouver sur le précédant album du groupe et qui voyaient Deerhunter marquer par moments à la culotte des groupes comme Radiohead période Kid A ou Yo La Tengo, font place ici à une folk plus circonscrite et terre à terre, traversée néanmoins par des avis de tempête, toujours prête à éclater avec rage.
Un fatras sonore accumulé dans une boîte à chaussure, d’où le groupe extirpe d’étincelantes mélodies de poche, miniatures noyées dans le grondement des échos de délicats motifs sonores, empilés les uns au dessus des autres.

Halcyon Digest voit Deerhunter jouer une musique plus canalisée et apaisée, laissant moins de place à la fureur punk passée du groupe, en conservant pourtant toujours la curieuse sensation d’avoir la tête coupée du reste du corps. L’esprit, vagabondant à l’air libre, laissant les autres éléments s’agiter en bas, pris de hoquets brusques et involontaires — contractions musculaires dues aux décharges électriques envoyées par cette musique exaltée, comme en réponse au corps accidenté de Bradford Cox. Celui-ci chante désormais bien plus distinctement, enjambant sans ombrage la barrière sécuritaire élaborée par les guitares abrasives, donnant à son timbre ravissant bien plus de place et de présence qu’à l’accoutumée.
Beaucoup moins proche des atermoiements épuisants d’un Thom Yorke, sa voix, sur Halcyon Digest, se confond en revanche singulièrement par moments avec celle, plus astrale, du leader timoré des défunts Pale Saints, Ian Masters. Un fil conducteur reliant les deux formations probablement logique pour deux groupes qui partageaient le même label.
La musique de Deerhunter garde la mémoire des formes et du corps, et sur un titre comme « Sailing », difficile de ne pas prendre ces chuchotements mélancoliques pour des résurgences nébuleuses chères et inestimables de Spoonfed Hybrid, second groupe de Ian Masters.
De cette musique remplie de sanglots et de déflagrations sonores, Deerhunter bâtit des protections entre soi et le reste du monde, lové dans le confort épais d’une ceinture placentaire qui rend sourd aux turbulences extérieures et où rien jamais ne vient blesser ou heurter.

Des respirations et des bruissements contenus et étouffés comme sur « Helicopter », contraints de s’échapper au dehors par de brusques accès de fureurs hébétés, avant de retomber en pluie fine lors de moments plus calmes et sereins.
Le groupe adoré des critiques rock s’attèle ici à la tâche ardue de conserver ses militants de base tout en travaillant à rendre sa pop céleste moins tributaire de l’habituel diptyque dream-pop/shoegaze, en parsemant ses compositions de saillies rock cramées empruntées à Jay Reatard. Le dernier titre d’Halcyon Digest, « He Would Have Laughed », lui est par ailleurs entièrement dédié.
Avec cet album, Deerhunter continue de maintenir le cap entre les vents contraires, délivrant une musique arctique et envoutante, conservée dans un écrin de métal froid, alors qu’à l’extérieur un être étrange, tout droit sorti d’un film de Tod Browning, patiente et se recueille.

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– à écouter, « Helicopter »