Calme et réfléchi, sourire en coin, un gamin fout le bronx en tapant là où ça fait mal. Un miroir tendu effrayant sur fond musical pertinent.
Depuis plus de trente ans le rap marque les vicissitudes, frustrations et fantasmes d’une certaine jeunesse urbaine noire américaine. Durant cette période, plus que tout autre, le rap a été la forme musicale la plus novatrice et expérimentale pénétrant la culture populaire.
Sombrant parfois dans la caricature, le commerce vulgaire et l’auto dissolution de ses revendications initiales, le rap a perpétuellement donné corps à des artistes considérables, dans des styles aussi divers et toujours percutants.
Tyler Okonma a 20 ans, vit à Los Angeles et fait partie du collectif Odd Future Wolf Gang Kill Them All. Goblin est son second album distribué à l’air libre après une dizaine de productions / mixtapes en sous sol. Tyler est jeune, talentueux et c’est un punk. Plus retors et rusé que Sid Vicious le doigt levé. La société moderne s’échine à tout policer, lisser, corriger, moraliser et un gosse produit en 70 minutes plus d’images impropres et subversives que tout les famous reality-shows réunis. Comme il se doit les « fuck » fusent, envoyant le tout et son contraire dans la fosse du rien à foutre général. Globalement, Goblin est certainement trop long, aussi fascinant qu’éreintant ; digne d’intérêt cependant.
Tyler vit dans son époque. Violence et regard sur la violence. Mise en scène de sa propre brutalité, à travers le prisme de celle du monde qui l’entoure. Des délires aux contours si réalistes. L’album est articulé autour d’un dialogue entre lui même et sa conscience (comprendre son psy, qui se dit shrink en argot américain, soit « réducteur de tête » !). Le psy aura l’organe filtré du fantôme de Barry White, comme privé de sexe pour l’éternité. Alors que le flow du gamin est lent, posé, articulé, râpeux, impressionnant comme si sa voix avait le triple de son âge.
Tyler n’est ni dupe ni idiot. « I’m a fucking walking paradox » annonce-t-il dans “Yonkers” ; ou en introduction de “Radicals” : « Hey, Don’t do anything that I say in this song. It’s fuckin’ fiction. If anything happens, don’t fucking blame me, White America. Fuck Bill O’Reilly » (« Ne surtout rien faire de ce que je dis dans cette chanson, c’est une putain de fiction, ne me blâmez pas Amérique blanche, Fuck Bill O’Reilly », ce dernier étant un présentateur ultra conservateur sur Fox News). Tyler prend ses précautions tout en nous riant au nez. Son but premier est de s’amuser, si possible en provocant la morale américaine dominante, blanche et hypocrite.
Musicalement, la frousse est aussi de mise. Tout os est ici rongé, puis séché sur un trottoir par un soleil mauvais. Plus un gramme de viande à grappiller. Minimalisme d’outre tombe, opacité poisseuse, dissonances concassées. Pas ou peu de samples. The Creator gravite entre un Antipop Consortium vicieux (“Sandwitches”, “Bitch Suck Dick” … amis de la poésie !) et un Pharell Williams plombé (le magnifique “She”, le contemplatif “Her”, ou encore “Analog”). C’est d’ailleurs lorsqu’il joue sur la corde sensible que Tyler affiche une mélancolie plutôt touchante. On peut également penser aux productions du label Def Jux, notamment au monument de verre et d’acier de Cannibal Ox, l’album The Cold Vein sorti en 2001.
Ainsi vers sa conclusion, l’atmosphère de Goblin s’étoffe : “Window” et son ambiance de jazz d’apocalypse, où les flingues ont la parole pour une lente agonie. Et enfin “Golden” où, plus rocailleuse que jamais, la voix de Tyler nous renvoie dans l’obscurité sur fond de nappe vocale angélique. The Creator est au paradis, continuant à débiter ses saloperies, en prenant une réelle ampleur. Qu’on veuille bien en rire, en pleurer ou en frissonner d’effroi, le doute n’est pas permis, l’enfer est ici.
Tyler The Creator – « Yonkers »