Le 14 mars dernier, une légende vivante faisait son apparition sur la scène de l’Olympia. Brian Wilson, l’âme rescapée des Beach Boys, y donnait son premier concert parisien, le dernier de sa tournée européenne. Une soirée très particulière puisque largement consacrée à Smile, le successeur avorté de Pet Sounds en 1967. On ne traitera pas ici de l’ensemble du concert, et notamment des classiques des Beach Boys, brillamment restitués (comme jamais peut-être depuis les grands concerts des seventies), mais simplement de la restitution, pour la première fois à l’occasion de cette tournée européenne, du chef d’oeuvre oublié du chanteur californien.
Lors de sa conception, le jeune Brian Wilson, vingt-quatre ans, entendait ni plus ni moins « redessiner la carte de la pop music », en repoussant ses limites au-delà de ce qu’avait pu accomplir Pet Sounds, considéré encore aujourd’hui comme un chef d’oeuvre inégalé. Ce projet grandiose d’une « symphonie adolescente pour Dieu » est alors vue par le chanteur – producteur – compositeur comme l’aboutissement de sa démarche artistique. La suite est connue : sa plongée progressive dans la folie, l’abus répété de psychotropes, et son isolement croissant au sein d’un groupe qui a construit sa notoriété sur une surf music simple et efficace, fidèle aux structures binaires du rock n’roll, l’empêchent alors de mener à bien ce dessein. Alors que Wilson abandonne Smile, c’est le Sgt Pepper des Beatles qui triomphera en 1967 et imprimera définitivement sa marque sur la musique rock.
Au fil des années, ce sont donc les vendeurs de disques pirates, les collectionneurs et autres fans anonymes qui se sont réappropriés Smile, tentant tant bien que mal de le reconstituer à partir de restes des sessions d’enregistrement. Avec l’abandon de la structure couplet – refrain au profit de « sections » plus ou moins indépendantes, l’oeuvre apparaissait alors comme un véritable labyrinthe sonore, que chaque auditeur s’efforçait d’assembler, comme un monteur de cinéma. D’où la joie mêlée d’inquiétude des passionnés de « Smile », lorsqu’il y a quelques mois, a été annoncée une collaboration entre Brian Wilson et Van Dyke Parks, le parolier génial de l’ensemble des chansons du disque, pour retravailler les morceaux originaux en vue d’une tournée. Le travail du Brian Wilson de 2004, qui n’est plus tout à fait au meilleur de sa forme, n’allait-il pas dénaturer l’inspiration géniale de 1966 ? Une nouvelle version, officielle celle là, d’un disque par essence inachevé, ne trahirait-elle pas le mythe ?
Ce sont précisément ces craintes qui ont été démenties par le concert de l’Olympia. Ceux-ci ont pu écouter Brian et une vingtaine de musiciens restituer l’intégralité de Smile. Les habitués des disques pirates et autres compilations où l’on peut trouver quelques chansons ont pu constater la quasi-perfection de la restitution musicale, à peine altérée par un Brian Wilson qui a perdu son falsetto des grands jours.
Le résultat donne une impression de cohérence indéniable. L’ensemble fragmentaire que l’on connaissait s’est mué en symphonie de poche. On est parfois surpris par certains enchaînements, qui ne sont pas ceux auxquels nous avait conduits ce travail d’archéologue amateur parfois accumulé pendant plusieurs années. A l’opposé, d’autres se font naturellement, et le fan peut constater avec satisfaction qu’il avait bien perçu la structure intime de l’oeuvreÂ… L’écoute de « Smile 2004 » permet de la mettre au jour dans toute sa complexité.
Smile s’organise désormais en trois mouvements, trois « suites ». La première, ouverte par le chant a capella « Our Prayer », est dominée par le célèbre « Heroes and Villains ». L’ouverture religieuse se prolonge presque naturellement dans cette évocation de l’histoire américaine et du mythe de la frontière. La ritournelle entêtante de la boîte à musique s’obscurcit peu à peu, doublée par des sonorités sombres : « bicycle rider, just see what you’ve done to the church of the American Indians ».
L’inquiétante étrangeté de ce maëlstrom sonore fait se côtoyer l’insouciance de l’enfance et l’horreur du génocide indien. On découvre une mélodie au « Do You Like Worms » qui, dans sa pureté instrumentale, semblait justement personnifier ce double aspect de Smile. Un détour par la ferme des animaux et une relecture emplie de tristesse de « You are my Sunshine » conduisent au magnifique « Cabinessence »Â… Et la première partie de Smile se termine, sur cette évocation sublimée de la construction des chemins de fer américains.
Entre le thème de la perte de l’innocence américaine, et celle du passage de l’enfant à l’âge adulte, la transition est facile. Avec le deuxième mouvement, une sorte de parcours initiatique qui commence, sorte d’odyssée de « l’Américain blanc » marquée par la découverte du mal, de la folie au plus profond de ses origines. C’est là qu’intervient « Child is Father of the Man », ainsi que « Wonderful », sorte de pendant féminin à Pet Sounds qui déjà, incarnait à merveille la fin de l’innocence, la mort à soi-même de l’enfant. Cela nous mène à l’étourdissant « Surf’s Up », et ses paroles toujours aussi ésotériques, qui amplifient le mystère et font apparaître Smile comme une énigme. Un message à déchiffrer pour accéder à un au-delà de l’obscurité.
La troisième partie est bien sûr l’aboutissement de ce voyage. La célèbre « suite des quatre éléments » déploie ses sonorités étranges. Le héros semble s’ouvrir tout entier à l’univers, dans une apothéose splendide qui renvoie au tropisme oriental et new age du « summer of love » et du mouvement hippie. A la suite de Phil Spector dans « Walking in the Rain », Brian Wilson a incorporé des effets sonores à sa musique : les scies et marteaux de « I Wanna Be Around », symboles de renaissance, les légumes croqués dans « Vega-Tables » (la terre), ou encore les sifflets du mythique « Mrs. O’Leary’s Cow », une mise en musique saisissante de la puissance du feu. Sur scène, ils se doublent d’effets visuels, comme dans ce dernier morceau, où des musiciens coiffés de casques de pompiers déploient des lances à incendie, comme le faisait Wilson dans son studio, à la limite de la folie. « Wind Chimes » et sa mélodie céleste, bientôt suivie de « Water », incarne à merveille le travail d’illustration musicale réalisé par Brian.
Enfin, une reprise de « Our Prayer », confirmant le sens religieux du disque, est suivie d’une relecture endiablée de « Good Vibrations ». On le sait, Brian Wilson ne voulait pas inclure cette dernière sur Smile en 1967, avant de céder aux pressions de sa maison de disques. Mais ce morceau trouve logiquement sa place pour clôre le disque. Les paroles perdent alors leur apparence plutôt simplette, en tout cas conforme aux clichés habituels sur les Beach Boys, pour devenir emblématiques d’une sorte éveil spirituel, véritable aboutissement de Smile, après les notes sombres de son premier mouvement.
On l’aura compris : le « Smile 2004 » ne bouleverse pas le Smile de 1967. Mais il ne lui correspond pas tout à fait non plus. En réalité, l’ensemble gagne en cohérence, la division en trois se justifiant pleinement, et l’enchaînement entre les morceaux apparaît presque naturel alors qu’il était loin d’être aussi évident en écoutant les enregistrements originaux. Certaines chansons sont véritablement redécouvertes, perdant souvent leur qualité purement instrumentale ou retrouvant leur place dans l’ensemble (« Do You Like Worms », « I Wanna be Around », « I’m In a Great Shape »).
L’écoute du « Smile 2004 » sur la scène de l’Olympia aura donc été une redécouverte. Les Wondermints, le groupe qui accompagne Brian Wilson, y sont pour beaucoup, restituant l’ensemble des morceaux à la nuance près (y compris les parties vocales), et donnant un véritable souffle au show d’un Brian usé par le temps. C’est une réussite extraordinaire, étant donné l’objet musical étrange que représente Smile, une véritable symphonie-patchwork où s’entrecroisent la pop sixties, le chant religieux, le classique, le jazz, la country, les chants amérindiens et la musique hawaïenneÂ… Un objet musical qui ne ressemble à rien d’autre.
Ainsi, aucun doute n’est désormais possible. Si Smile était sorti en 1967 avant Sgt Pepper’s, l’histoire de la musique rock aurait pris un tout autre cours. Les deux albums, de manière divergente, prolongeaient Pet Sounds , mais c’est le deuxième qui a marqué le rock a jamais alors que le premier sombrait dans l’underground. Aujourd’hui, ce monument enfoui est enfin révélé au grand jour. Grâce au travail de rénovation de Brian Wilson et ses complices, l’inconditionnel pourra le redécouvrir en pleine lumière tandis que le néophyte pourra s’émerveiller à loisir de cette oeuvre majeure.
Sheldrake