Rencontre avec le « soul singer », à l’occasion de son deuxième album rédempteur après dix années d’errements, Landing on a Hundred.
Retour en 2002. Le rock en Converse (Strokes and co) domine le monde tandis que le revival soul se fait encore cruellement attendre. A Brooklyn, le label Daptone Records n’en est qu’à ses balbutiements, il est encore trop tôt pour que les médias s’intéressent au cas de Sharon Jones. Mais tous les espoirs sont misés du côté d’Atlanta, où un outsider est en train de faire parler de lui. Cody Chesnutt a alors 34 ans, une voix en or, il est beau comme Marvin Gaye et doté d’un charisme à damner le révérend Al Green. Son premier album solo, The Headphone Masterpiece, fait l’effet d’une bombe. Un imposant double album, enregistré seul dans sa chambre, muni d’un rudimentaire quatre-pistes à cassettes et pas mal de génie à revendre.
Malgré le son lo-fi, personne ne s’y trompe : voici le disque soul messianique que plus personne n’osait espérer. Eloge suprême, le groupe de hip hop The Roots s’entiche de l’un de ses morceaux, « The Seed », pour le revisiter dans une version « 2.0 » qui en fera un hit planétaire, offrant un début de renommée bienvenue à son géniteur. La tournée européenne qui s’ensuit est auréolée de succès. Et puis plus rien. Silence radio. Mais où est donc passé le prodige d’Atlanta ? Les rumeurs font état d’une santé fragile (il est asthmatique), d’addiction au crack, ou plus modestement d’une retraite en Floride où il élèverait en bon père de famille ses deux enfants.
En 2010, des nouvelles rassurantes nous parviennent enfin avec la parution du EP Black Skin no Value. Il faudra ronger son frein jusqu’au 25 octobre pour entendre ce second album. Tel un soldat de l’amour, un casque bleu vissé sur sa tête, Cody Chesnutt, la quarantaine fringante, livre un second album rédempteur, Landing on A Hundred. Produit cette fois avec des moyens studios conséquents, sous l’aile de l’artiste allemand Patrice, ce second album est pétri d’âme soul, serti d’arrangements de cuivres et de cordes authentiques millésimées 60’s-70’s (« That’s Still Mama », qu’on jurerait signé du grand Curtis M). La pop et la soul universelle retrouvent ici leur sens noble. Du très bel ouvrage, conçu manifestement pour durer, et qui s’acquitte de cette mission avec les grands honneurs. Nul doute qu’on réécoutera Landing on an Hundred dans 30 ans – destin au contraire peu probable des comètes éphémères du moment, Frank Ocean et autres How to Dress Well.
Tous ceux qui ont un jour rencontré Cody Chesnutt en attestent : le monsieur respire la spiritualité. Nous nous étions déjà rencontrés voilà dix ans. Trois-quarts d’heure passionnantes passées dans une chambre d’hôtel près de Pigalle, avant un concert d’anthologie le soir même à l’Elysée Montmartre. Sur scène, Cody avait prié la foule de ne pas fumer en raison de ses problèmes, e public s’était comporté
admirablement. Embarrassé, il ne se souvient évidemment plus de notre entrevue, mais cela ne lui empêche pas de demander, sincèrement soucieux, ce que votre chroniqueur a fait durant ces dix dernières années.
Pinkushion : C’est à moi maintenant de vous retourner la question. Pourquoi ce deuxième vous a-t-il pris autant de temps ?
Cody Chesnutt : Vous êtes le premier à me poser la question. Non, je plaisante ! (silence) J’ai juste pris mon temps. Réfléchir à ce que je voulais être en tant qu’artiste : comment évoluer, parler de choses plus sensibles, qui avaient du sens. Il me fallait m’arrêter quelque part où je pouvais enfin écouter, calmement. Je voulais aussi apprendre à devenir un père et m’occuper de ma famille. Tout cela a fait partie du processus d’écriture et m’a préparé à la matière de mon travail. C’était une étape que je devais franchir.
Je voulais obtenir quelque chose qui représente vraiment la vie à laquelle j’aspirais, qui me permette de grandir spirituellement et humainement. J’espère que cet album inspirera les gens à porter un regard sur eux-mêmes et sur les gens autour d’eux, et de les aider à grandir de la manière dont ils ont besoin et comme ils le souhaitent.
Je me souviens que, lors de notre précédente rencontre, vous me confiez que votre famille vous manquait beaucoup durant cette tournée et que vous étiez épuisé.
J’ai pris mon temps pour observer des choses qui étaient importantes pour moi. C’est probablement la meilleure façon d’expliquer pourquoi tout cela a pris beaucoup de temps.
Durant ces dix années d’absence, avez-vous vécu grâce à votre musique ?
Oui. J’ai été assez chanceux de pouvoir continuer à subvenir à mes besoins grâce à mon art. Mais je n’ai pas un train de vie extravagant. Ça rend la vie plus facile.
The Headphone Masterpiece était un album solitaire, enregistré sur un quatre-pistes avec vos propres moyens. Votre deuxième album, Landing on a Hundred, est un véritable effort studio, enregistré avec des musiciens et un orchestre parfois. C’est un changement notable. Quel degré de liberté avez-vous accordé à vos musiciens ?
Beaucoup, car je voulais me servir de l’expérience d’autres idées créatives. The Headphone Masterpiece, c’était seulement moi. Je suis honnête à l’égard de mes possibilités musicales, de mes propres limites. Je sais que je peux jouer de la basse d’une certaine manière et je ne me considère comme un bon guitariste lead. J’ai employé des musiciens qui étaient capables de concrétiser les idées que j’avais en tête. Je leur disais toujours, « si cela fonctionne pour la chanson, je n’ai alors aucun problème avec ». Je leur ai donc donné beaucoup de liberté. Nul besoin que le résultat soit exactement tout le temps comme je le désirais.
Vous vouliez être surpris.
J’espérais qu’ils provoquent des choses auxquelles je n’avais pas pensé. Et ce fut souvent le cas.
Avant The Headphone Masterpiece, vous aviez déjà eu l’expérience d’enregistrer en studio avec votre groupe précédent, The Crosswalk.
Oui. C’était un quatuor qui m’a en quelque sorte préparé à cette nouvelle expérience collective. Pour le nouvel album, neuf musiciens ont participé activement, de manière permanente. Nous sommes deux guitares – car en concert, je n’en joue plus trop – une batterie, basse, clavier, trois cuivres, et deux vocalistes. En Allemagne, pas mal d’overdubs proviennent de musiciens rencontrés là-bas. Patrice, mon producteur, voulait engager une section de cordes avec qui nous avons enregistré à Londres.
Pourquoi avoir choisi d’enregistrer à Londres ?
Nous avons enregistré dans un studio appelé The Fish Market, car c’est un petit studio situé derrière un marché aux poissons. Nous y avons enregistré les arrangements d’une section de 12 musiciens. J’ai enregistré les pistes principales aux Etats-Unis, au Royal Studio de Memphis (Tennessee). Al Green y a enregistré beaucoup de ses classiques là-bas. Puis nous avons immigré à Cologne, en Allemagne, car c’est là que se trouve le studio de Patrice. Et enfin, les cordes ont été enregistrées à Londres.
- Cody Chesnutt, DR
Ce deuxième album est une pure bénédiction pour les amoureux de soul seventies. L’album sonne presque comme un best of, tant toutes les compositions sont excellentes. Aussi, je me demandais si les chansons accumulées durant ces dix ans d’absence accentuaient cette impression de qualité générale.
Merci beaucoup. Je n’avais pas encore pensé à l‘idée d’un Greatest Hits (silence). Pour moi, c’est juste le bon moment pour un album comme celui-ci. C’est l’album qui me représente à l’âge de 44 ans et qui donne mon énergie à ce point de ma vie, à ce point de l’histoire.
Avec l’émergence ces dernières années de labels comme Daptone Records et ses artistes comme Sharon Jones, ou bien d’autres comme Lee Fields, la soul se porte à nouveau très bien. Ecoutez-vous ces musiciens qui perpétuent avec talent l’esprit Stax des années 60/70 ?
Croyez-le ou pas, j’ai récemment donné un concert avec Lee Fields à Los Angeles, voilà deux mois (sourire). Et je suis familier avec Sharon & The Dapkings, je suis fan de leur musique. Ils sont authentiques avec le son soul. Sharon et Lee Fields sont là depuis un moment, le public n’était pas prêt à l’époque. Je pense que maintenant les gens ont grandi, et sont capables d’apprécier cette musique.
Dans le passé, il était impossible d’investir de l’argent sur des artistes comme Sharon Jones. Aujourd’hui, le public en veut plus. Nous vivons une bonne période pour la soul. Avant, les gens se bornaient à écouter ce qui passait sur les radios mainstream. Mais maintenant, ils recherchent autre chose, ils ont besoin de sentiments plus profonds, d’une expérience d’écoute. Cela me conforte dans l’idée qu’il y a de la place aussi pour ma musique. Il y a beaucoup de bonne musique issue de l’underground, mais j’ai l’espoir de pouvoir casser les barrières entre le mainstream et l’underground. Créer quelque chose que chacun puisse ressentir.
La bonne nouvelle, c’est qu’on ne court plus après le futur Prince ou Michael Jackson, la superstar qui vendra des millions d’albums. L’audience de Sharon Jones est certainement plus modeste, mais elle est fidèle, et grandit à chaque album. Il y a quelque chose de plus humain, et la qualité musicale s’en ressent, il y a moins de pressions ou de parasites autour.
Il se pourrait un jour que de nouvelles stars de cet acabit émergent, on ne sait jamais ce que le futur nous réserve. Mais je ne pense pas qu’elles vendront plus 100 millions d’albums (rires), ça c’est vraiment terminé. Toutefois, j’ai la conviction que la grande musique trouve toujours une forte audience. Comme Adele l’a prouvé, un disque avec une chanson très solide peut toujours vendre beaucoup. Cela prouve que si vous touchez les gens avec votre musique, ils répondent. C’est juste une question d’émotion.
- Cody Chesnutt, DR
Vos paroles parlent de rédemption. Sur le premier morceau de l’album, « Til I Met Thee », vous chantez que vous étiez un « homme mort », transporté par une rythmique funky et des arrangements très lumineux.
Ce n’est pas une chanson si sombre, parce que la personne dit qu’elle a changé. Elle dit qu’elle était aveugle et endormie spirituellement. Et puis elle a eu une expérience avec ce dieu et ses yeux se sont ouverts, elle est revenue à la vie. Avec un esprit différent. La chanson démarre par une blessure, « I took a straw down the country road one day », c’est ainsi qu’elle entame son voyage.
« Don’t Follow me » par contre est très différente du reste de l’album, elle dégage une atmosphère sombre, embrumée.
C’est une discussion que nous avons souvent eue avec Patrice mon producteur : « Tu sais quoi ? L’album a besoin d’une chanson comme celle-là. » Il fallait que la gamme d’émotions humaines soit intéressante et bien représentée sur le disque. Comme vous le dites, c’est une chanson qui vous prend par surprise, l’ambiance est très différente du reste de l’album. Mais au niveau des textes, c’est tout aussi consistant. Ce mec parle à son fils et lui dit : « Ne fais pas les même erreurs que j’ai commises. »
C’est une chanson finalement plus pop que soul. Elle a une dimension à la fois grave et psychédélique.
Vous trouvez vraiment ? Je suis d’accord, elle a un « feeling » différent.
J’ai aussi trouvé que la batterie sur l’album se démarque. Le son est très organique, et en même temps, on perçoit des influences hip hop. La plupart des albums dans cet esprit veulent sonner comme tous droit sortis des studios Muscle Shoals, mais là ce n’est pas du tout le cas.
C’était intentionnel. On voulait que l’on sente que ce sont des humains qui jouent sur l’album et non des programmes d’ordinateur. La batterie apporte une tout autre émotion que le fait de simplement appuyer sur un bouton. Je voulais que cet album vive, respire, que l’instrumentation live puisse toujours communiquer, ait un impact, même au XXIe siècle. On peut toujours toucher les gens avec de vrais instruments. Ou je devrais dire avec de vrais instruments acoustiques, car certains me rétorqueront que la boite à rythme est un instrument à part entière. Quand je pense à tous ces samples dans le hip hop, ou bien comment les gens recherchent des vinyles, chaque nouvelle génération y revient et achète de vieux disques, c’est à cause du « bois » dans la batterie ( ndlr : jeu de mot intraduisible en anglais entre wood (bois) et mood (attitude)). L’esprit humain est toujours connecté à ce son, aux cuivres… Peu importe ce qu’il adviendra dans le futur, ces instruments résonneront toujours chez l’auditeur.
Pourtant à l’époque de The Headphone Masterpiece, vous utilisiez exclusivement une boite à rythme. Avez-vous des regrets aujourd’hui ?
Non, car j’utilisais ce que j’avais à disposition. J’essayais de faire en sorte que ça fonctionne ainsi. J’essayais de faire le meilleur travail possible avec ce que j’avais sous la main. Mais pour Landing on a Hundred, j’ai vraiment voulu développer le son en cherchant une musicalité plus mature. Mais je ne regrette pas The Headphone Masterpiece, c’est tout ce que j’avais alors. Ces chansons touchent toujours les gens. Ce matin, à la fin d’un entretien donné à un journaliste, l’une des personnes présentes dans la pièce m’a fait écouter son disque. Il m’a dit qu’il était producteur de musique électronique. Et j’ai beaucoup aimé, cela sonnait bien. Au bout du compte, c’est seulement la musique qui compte. Si quelqu’un n’aime pas une chanson parce qu’il la trouve trop rétro, peut-être qu’il trouvera quelque chose d’autre sur l’album qui le touchera. Et vous ? Quelles sont vos impressions sur mon album ?
(Un peu étonné par sa question) J’ai été très agréablement surpris. C’est un album très différent de The Headphone Masterpiece, mais toutes les chansons sont solides, il n’y a pas de remplissage. L’évolution est remarquable, et c’est un disque brillant. Je peux vous l’assurer, je n’ai pas l’habitude de rencontrer des artistes dont je n’aime pas le travail. Vous avez fait les bons choix, j’espère seulement qu’il ne faudra pas attendre dix ans pour écouter votre troisième album.
J’espère que non (rires). J’ai déjà écrit quatre ou cinq chansons que j’aime en ce moment. Elles n’en sont qu’à la première étape pour l’instant. Je ne les ai pas produites, mais elles semblent plutôt bien passer la prochaine étape, le test de longévité. Si une chanson tient avec moi une semaine ou deux, alors je sais qu’il y a quelque chose que je veux garder.
Si vous deviez choisir cinq albums spéciaux qui ont compté dans votre vie ?
Michael Jackson – Off the wall
Stevie Wonder – Songs in the key of life
Nirvana – Nevermind
Marvie Gaye – What’s Goin on
Sam Cooke – Both Sides of Sam Cooke
Il y a beaucoup de classiques dans ma sélection. Nevermind de Nirvana a eu un gros impact dans ma vie. J’avais alors 24 ou 25 ans quand il est sorti, et je commençais juste à apprendre à jouer de la guitare. L’approche guitaristique de Kurt Cobain, avec ses accords barrés très simples mais très puissants, m’ont tout de suite interpelé. Je pense qu’il avait une âme authentique de songwriter. Ce n’était pas seulement du rock n’roll, il transcendait le genre. Et les lignes de basse de Chris Novoselic et la batterie de Dave Grohl étaient tellement fortes et punchy. Cela ressemblait presque à du hip hop ! Avant cela, dans les albums de rock, la batterie était sous-mixée et la guitare était éclipsée. Mais là on peut sentir le punch et les guitares.
Cody Chesnutt, Landing on a Hundred (Universal/ One lIttle Indian)