Nos cauchemars sont plus beaux que vos jours.
Sous l’enveloppe d’Eluvium s’agite depuis maintenant dix ans le projet d’un seul homme, l’Américain Matthew Cooper. Auteur d’une poignée d’albums instrumentaux furetant entre ambient et musique de chambre minimaliste, ce musicien touche-à-tout est à juste titre l’une des figures historiques du label brooklynois Temporary Residence, cela en dépit d’une notoriété longtemps demeurée plus confidentielle qu’un Explosions in the Sky ou Pinback. Mais en 2010, Matthew Cooper opère un tournant décisif : son cinquième opus, Similes, laisse pour la première fois s’immiscer dans son univers sonore ténu quelques parties de chant « enoesque », ainsi que des percussions. Cette petite révolution suscita l’éloge de la presse spécialisée (Pitchfork, Wire..). Après quelques années passées dans l’ombre, le musicien se retrouve propulsé au premier plan de la petite scène musicale ambient.
En regard de cette reconnaissance nouvelle, on aurait pensé que Matthew Cooper persévérerait dans cette voie/voix ambient pop, mais Nightmare Ending est bien au contraire un retour au format instrumental. Et plutôt deux fois qu’une, puisque l’album s’avère double. Nul doute qu’il avait encore des choses à dire dans le domaine de la musique pour « aéroports ». En virtuose de l’illusion du surplace, Eluvium continue ainsi d’explorer ses « variations inconnues » (titre de l’un des morceaux de l’album), façonnées autour de notes de piano ténues et répétitives, tout en se rapprochant de sa quête de la perfection sonore. Perfection auquel on pourrait reprocher une beauté esthétique parfois trop lisse. Mais Matthew Cooper est assez habile en la matière pour véhiculer ses émotions sur de bons rails. Les thèmes mélodiques, à la fois sobres et émouvants, sont propices à procurer un état de flottement, de dérive doucement orchestrée -les nappes synthétiques semblant pour ainsi dire insensible à toute force de gravitation. A tel point, que cette musique, profondément songeuse, emprunte parfois des chemins de traverse spirituels – l’orgue grandiose sur la brillante ouverture « Don’t Get any Closer » aurait pu illustrer la première partie cosmo-ésotérique de The Tree of Life de Terrence Malick.
Peut-être davantage que sur ces travaux précédents, il se perçoit ici l’influence du Canadien Tim Hecker, dans cette façon dont sourd des textures parasites denses, ces drones aveuglants à la limite du shoegaze, notamment sur les hypnotiques « Rain Gently » et « Strange Arrival ». « Envenom Mettle », morceau finale de la première partie du disque, l’un des rare accompagné de pulsations rythmique, voit la contribution du guitariste Mark Smith de Explosions in the Sky, davantage convoqué ici pour ces talents de sculpteur mélancolique de drones, que pour ces arpèges réverbérés lacrymaux. Savoir écouter entre les silences, c’est que suggère aussi « Entendre », dont la belle épure mélodique résonne à l’oeuvre d’Erik Satie, dont Matthew Cooper se revendique de l’influence depuis ses débuts.
Ce n’est finalement que sur « Happiness », ultime morceau de cet imposant double album, qu’une voix fait finalement son apparition, celle monocorde d’Ira Kaplan meneur en chef légendaire du trio art-rock Yo la Tengo, accompagné d’une trompette solennelle, conférant à l’ensemble une patine très Velvet Underground. Au bout du compte et malgré quelques longueurs (mais c’est aussi le propre de cette musique), cette fin de cauchemar parvient bien à concrétiser son but : réveiller en nous des souvenirs lointains, emportés dans une troublante perte de repères spatio-temporels.