Rencontre avec les perfectionnistes de portland, alors que sort leur dernière épopée musicale, le majestueux Rituals.
Assurément, il faudrait plusieurs vies pour faire le tour de leurs ambitions de perfection pop. Le trio originaire d’Oklahoma Other Lives en est bien conscient, et c’est peut-être ainsi qu’ils ont choisi leur nom. Surtout au train où ils enregistrent leurs albums, seulement trois en douze années d’activité. Sur leur impressionnant second album, Tamer Animals paru en 2011, le groupe emmené par le maestro Jesse Tabish avait réussi à façonner une esthétique sonore très léchée, rencontre fantasmée entre folk/pop mystique et bandes-son en cinémascope héritée d’Ennio Morricone, à laquelle s’ajoutait un soupçon expérimental de musique concrète. Le nouvel opus, Rituals, fruit d’un labeur de quatre années de travail, est un nouveau tour de force. Toujours plus imposant – 14 morceaux produits sous la houlette du fidèle Joey Waronker, l’homme derrière Atom For Piece et le dernier Beck -, Rituals conquiert de nouveaux espaces sonores, proposant une symbiose entre orchestrations vertigineuses, percussions sophistiquées et pérégrinations électroniques. Rencontre avec Jesse Tabish, leader investi qui derrière sa coiffe et ses manières un peu théâtrales, révèle un personnage aussi déterminé que posé. Ou plutôt patient….
Pinkushion : Quatre années séparent Rituals, votre nouvel album, du précédent, Tamer Animals. C’est encore une fois un disque très dense, impressionnant en termes d’arrangements et de production. Quand avez-vous commencé à travailler sur ce disque ?
Jesse Tabish : Très tôt. J’ai recommencé à écrire des chansons durant la tournée de Tamer Animals. J’écris toujours beaucoup, et j’avais accumulé comme soixante ou soixante-dix morceaux pour Rituals. Mais ce qui prend le plus de temps est le processus d’enregistrement. Composer vient de manière naturelle, mais travailler en studio est une toute autre affaire. C’est là où on explore, on prend notre temps. Pour ce nouvel album, on voulait quelque chose d’encore plus ambitieux que le précédent, et cela prend donc du temps. Et puis on ne se soucie guère des pressions et autres impératifs de sortie. Nous aimons enregistrer à la maison, prendre le temps qu’il faut pour maîtriser de nouveaux sons, de nouvelles techniques… Mais je peux vous dire que ces deux dernières années, il n’y a pas eu un seul jour où nous n’avons pas travaillé sur l’album. C’est notre manière de fonctionner.
Toutes les parties de cuivre et de cordes ont été enregistrées chez vous à Portland ?
Essentiellement. Nous avons fait quelques sessions dans un studio à Los Angeles, mais seulement à trois. Car contrairement à lorsque nous enregistrons chez nous, d’autres impératifs rentrent en jeu en studio et le temps joue alors contre nous. On connait bien notre manière de fonctionner, et en studio, travailler à trois est la meilleure solution.
Other Lives est un trio de multi-instrumentistes constitué de Jonathon Mooney, Josh Onstott et vous. Comment fonctionnez-vous ensemble ?
Le processus est toujours le même. J’écris d’abord la chanson seul, puis je vais en studio et l’enregistrement commence avec Josh (Onstott) et Jon ( Mooney). En tant que groupe, le travail commence à ce moment-là. J’essaie d’amener l’idée de ma chanson à un autre niveau, en la construisant petit à petit. Les différentes strates développées ainsi que les arrangements sont élaborés en groupe. Mais la première étape d’écriture vient de moi.
De nouvelles textures électroniques sont apparues, notamment une boite à rythme très sophistiquée sur le titre « Patterns ».
Jesse Tabish : Oui, il y a définitivement plus d’éléments électroniques sur ce disque, mais ce n’est qu’une des nombreuses pièces du puzzle. L’un de nos objectifs était que l’on entende davantage de percussions. On a fait beaucoup de tests en ce sens, en développant différentes couches sonores, comme on le fait habituellement avec les autres instruments, mais cette fois sur les rythmiques.
On sent aussi un soin particulier porté sur les harmonies vocales.
Peut-être. Pour chaque album, nous essayons nécessairement de nous améliorer, et en ce qui me concerne, je voulais devenir un meilleur chanteur. Habituellement, la dernière chose qui me vient en tête est le chant. Sur ce disque, je voulais davantage de chant et d’harmonies.
Sur Tamer Animals>, il arrivait que les atmosphères prennent le pas sur les chansons. L’équilibre entre les deux semble être trouvé sur Rituals.
Je le pense aussi. Une chanson comme « New Fog » établit cet équilibre, grâce au chant qui devient l’instrument prédominant. Sur ce morceau, le chant devait être entendu et ressenti en tant que tel, mais il devait aussi révéler un autre élément dans le mix.
A force de passer autant de temps sur vos morceaux, est-ce difficile de garder une certaine cohérence artistique ?
Chaque album est différent. Initialement, nous avions en tête de garder neuf morceaux qui s’inscrivaient dans la voie que nous avons explorée sur « Pattern » ou « Reconfiguration ». Mais au fil du temps, on a réalisé que nous avions aussi des morceaux différents comme « For The Last » et « Easy Way Out ». Nos objectifs ont alors changé, nous avons essayé de voir comment tous ces morceaux pouvaient fonctionner ensemble sur un même album. Au final, on est presque arrivés à un double album.
Le groupe existe depuis plus de dix ans. Votre premier album est passé inaperçu, puis le succès critique et public est arrivé avec Tamer Animals en 2011. Accéder au succès tardivement est assez rare de nos jours dans le milieu. Cela vous-a-t-il apporté une certaine confiance ?
Une des choses les plus importantes que j’ai apprises en dix ans, c’est de faire exactement ce que je veux artistiquement. Je n’ai vraiment fait aucun compromis. Je crois profondément en cela. Je pense que je n’avais pas cette confiance il y a dix ans.
Parlez-nous un peu de votre longue collaboration avec le producteur Joey Waronker, qui s’est aussi distingué récemment sur les disques d’Atoms for Peace et Beck.
On connait très bien Joey, il a travaillé sur nos trois albums. Il a apporté sur le disque beaucoup de percussions. Beaucoup d’entre elles d’ailleurs ont été enregistrées chez lui, à Los Angeles. C’est un fabuleux batteur. Joey a aussi contribué à apporter quelques éléments de clarté lors du mixage. Il a ce don de faire sonner un morceau différemment d’un autre, alors que les deux ont pourtant été enregistrés avec le même piano, dans la même pièce. Il a notamment cette faculté de pouvoir rendre le son plus ample.
Justement, en terme d’amplitude sonore, on pense souvent à Sigur Ros, mais aussi au Tubular Bells de Mike Oldfield, pour l’approche répétitive de certains thèmes.
Sur cet aspect répétitif, l’influence vient plutôt de Steve Reich. C’est un de nos héros, notamment dans sa façon de travailler différents rythmes en les superposant. Quant à Sigur Ros, c’est un des groupes qui comptaient à nos débuts en 2003. Lorsque vous écoutez ce groupe, vous n’êtes jamais allé en Islande, mais vous pouvez imaginer ses paysages. C’est quelque chose qui nous impressionnait à l’époque.
Pourquoi avoir intitulé l’album Rituals ?
L’album parle de notre lutte intérieure entre le soi rationnel et le soi primitif. D’une certaine façon, nous vivons et mourrons régis par des rituels quotidiens. Je ne parle pas dans un sens religieux, mais dans la façon dont nous négocions en permanence avec la vie et la mort. Je trouvais que Rituals était un titre qui reflétait parfaitement cette balance entre les deux.
Quand vous parlez de rituels quotidiens, vous entendez par là manger, dormir, la sexualité… ce genre de choses ?
Exactement. Ces choses que nous faisons sans y penser, ces rituels non visibles créés en quelque sorte par notre civilisation. Et aussi, le fait que nous sommes les seuls animaux sur terre qui savons que nous allons mourir (rire). Ces effets sont très ancrés dans notre subconscient.
Sur le plan des paroles, Tamer Animals était un disque très personnel. Pour Rituals, vous avez expliqué que celui-ci était le reflet d’un groupe en tournée.
Les paroles de Tamer Animals parlent davantage des relations personnelles des gens, confrontés à leur environnement. Sur Rituals, les relations personnelles sont cette fois confrontées à notre subconscient, cette lutte dont je parlais entre le rationnel et le primitif. Le voyage et les tournées ont influencé l’album sur le plan musical, avec un certain esprit de changement et de recherche de nouvelles sonorités, mais pas sur le plan des paroles.
Avez-vous lu des livres qui ont influencé ce disque ?
Les maques de dieu, de Joseph Campbell (un anthropologue américain, spécialiste de la mythologie et des religions). Le livre parle du besoin de croire en une source supérieure. Je trouve que c’est intéressant d’observer l’être humain en tant qu’espèce, comment sommes-nous, et comment le monde moderne nous affecte. Ce livre a eu un fort impact sur moi.
Top 5 albums, par Jesse Tabish
Miles Davis, Sketches of Spain
Neil Young, After The Gold Rush
Beatles, White Album
Philipp Glass, Glassworks
Pink Floyd, The Wall
Other Lives, Rituals (Pias)
En concert le 6 juillet à Paris, à la Phylarmonie dans le cadre du festival Days Off